Chapitre I

 

L'incident de Rosewn

 

 

 

 

Le silence emplit la petite auberge du village Rosewn et tous se figèrent instantanément, meurtris de la scène qui pris place quelques secondes plus tôt.

 

La totalité du Bataillon d'Exploration et des Instances RA ( Recherche et Archivage ) nouvellement formées qui comptait une cinquantaine d'hommes et femmes ce soir là se réjouissaient intérieurement pour la première fois d'être loin des Murs, dans l'ombre de la population. Dans la minute qui suivit, chacun sut qu'il était dans son devoir de soldat de garder à leur discrétion pour toujours ce qu'il venait de voir. Il en allait de la réputation de leur institution et de la légitimité de leur exercice que portait depuis longtemps sur ses épaules l'homme concerné. Les quelques gradés présents au sein des IRA se précipitèrent immédiatement pour porter assistance au soldat effondré sur le sol tandis qu'une silhouette devenue furtive franchi le seuil de la porte pour disparaître dans la nuit chaude de cet été 854 sans que personne ne tente de la suivre.

 

Le soldat le plus puissant de l'armée venait de manquer de peu

d'intenter volontairement à la vie de l'un de ses hommes.

 

Ce qui en soi constituait déjà une aberration pour qui ne l'eu jamais connu ou même seulement entendu parler de lui porta la stupéfaction générale à son apogée lorsque cet acte provint d'émotions vives, palpables et sensibles.

 

Jamais encore Livaï Ackerman n'avait été concerné par la menace d'un procès du Conseil général de l'Armée ni même été considéré tout à coup comme dangereux par ses propres hommes en dehors des directives de guerre. Tout était parti d'une discussion et d'une phrase prononcée par Jean, un des survivants du bataillon originel et candidat favorable au poste d'officier commandant. Désormais, ce dernier était transporté d'urgence au médecin de garde du petit village par plusieurs compagnons, le corps ensanglanté et la gorge bleutée.

 

Le caporal en chef était bien connu pour son caractère vif et violent derrière une apparente insensibilité émotionnelle et tous s'y était habitué mais jamais il n'avait été question jusque là de blesser sérieusement l'un d'entre eux et d'ainsi perdre son sang froid. Qui plus est en public avec des témoins étrangers au Corps armé.

 

Bien heureusement, cette bourgade dans laquelle les troupes se ravitaillaient cette nuit là était assez reculée de leurs terres pour qu'aucun de ses habitants ne puissent identifier quiconque et relater les faits aux alentours.. Encore médusés et immobiles, la tablée où se trouvait encore Jean il y a quelques minutes levaient lentement les yeux vers Hanji, la chef d'escouade. Debout , son regard fixait le sol sur lequel s'étendait encore, dans une lenteur fantasmagorique, les éparses fils de sang coagulés de l'un de ses hommes. Sa lèvre trembla légèrement et tous devinèrent les poings serrés sous ses poches d'imperméable.

 

Elle murmura pour elle-même mais de façon involontairement audible pour les tables proches, qui ne manqueront par la suite les prochains jours d'alimenter les rumeurs internes :

 

« Cette fois… il est vraiment fatigué . »

 

Puis tout à coup, son regard se tourna avec véhémence vers les anciens membres de la 104ème brigade, se plantant profondément en chacun d'entre eux. Armin, qu'une intelligence émotionnelle particulière habite, se leva précipitamment pour rejoindre son officier pendant que celle-ci explosait :

 

« Tellement d'années ! A nos côtés ! À sauver mutuellement notre cul comme on le peut, et vous osez encore considérer l'un des nôtres comme un surhomme sans histoires ?! Sans nerfs ou sentiments ? C'était quoi ces réflexions de merde ? »

 

Son visage s'empourpra et ses mains se cramponnaient désormais à la lourde table de chêne tandis que Mikasa à son tour bondit aux côtés de son ami blond pour maîtriser ce qui s'annonçait être une crise de nerfs qui ne ferait qu'aggraver davantage la situation.

 

« Vous connaissez quoi de vos officiers pour l'ouvrir aussi facilement ?! On prend les décisions parce que certains doivent les prendre mais ça fait toujours de nous des être humains comme les autres ! On vous récupère comme des bébés, on essaye de faire de vous des hommes, on excuse l'ingratitude, l'immaturité, tout ! ça coule avec le temps et on se dit que vous commencez à nous comprendre , à nous percevoir au-delà du champ de bataille comme on l'a fait ayant votre âge ! Mais après tout ce qu'on a vécu ensemble ! On entend … ça .. ! »

 

Les deux amis d'enfance empoignent désormais chacun les bras d'Hanji afin de l'attirer en dehors de l'auberge et écourter ainsi le dramatique spectacle qui prenait place. Si voir Livaï Ackerman rompre ses digues intérieures était déjà traumatisant pour l'équipe, voir Hanji et les autres subordonnés de l'armée suivre de la sorte finirait d'alarmer le moral entier des troupes en place.

 

Mikasa en particulier redoutait que sa supérieure, trop atteinte, puisse s'épancher un peu trop sur la vie privée de son ami en vue de le défendre, ce qu'elle regretterait indubitablement d'avoir fait par la suite sous l'emprise, encore présente, de l'alcool.

 

La jeune Ackerman se rappelait sa discussion très singulière il y a de ça huit jours avec le Caporal qui partage son nom, afin d'y obtenir des renseignements et, quelque part, avoir une discussion de « famille » ; aussi invraisemblable cela pouvait-il lui paraître de prime abord. Elle y avait découvert un homme bien plus calme qu'elle ne le pensait mais également une maturité qui sous entendait s'être acquise au prix de plusieurs épisodes intimes douloureux bien qu'il ne lui en toucha aucun mot implicite. Il était resté factuel dans la restitution de son enfance et du souvenir de sa mère ainsi que celui de Kenny, pour permettre à la jeune femme d'obtenir les renseignements nécessaires à la construction de sa propre identité.

 

Elle apprit par la même occasion plusieurs détails insoupçonnés sur cet homme avec lequel elle ignorait toujours son lien exact de parenté : sa croissance s'était vu altérée par son passé privé de lumière naturelle et de malnutrition dès son plus jeune âge et celle-ci ne cessait de croître dans une lenteur si diluée qu'il était difficile de voir que sa taille augmentait centimètres après centimètres au fil des années. Il lui avait détaillé avec une minutie froide et presque médicale l'ensemble des phénomènes physiologiques qu'il avait traversé pour les mettre en commun avec les siens et ainsi tenter de comprendre ce qui semblait faire la spécificité du clan Ackerman dont ils faisaient tous deux partis.

 

Il lui partagea par exemple son problème de pression artérielle durant les combats qu'il avait observé sur son corps. Parcouru de veines et artères saillantes très bleutées devenant douloureuses lors d'émotions trop fortes ou d'effort trop intenses, il avait pris l'habitude de se camoufler ; allant jusqu'à sa nuque à l'aide de son foulard. Il évoqua les troubles alimentaires et insomniaques qu'il avait également pu observer chez son oncle. Cependant, il ignorait si la jeune femme serait aussi concernée par ce problème en tant qu'Ackerman ou si ceux-ci résultaient simplement de son passé et lui avait donc conseillé de consulter Hanji à ce sujet pour procéder à des examens comme lui-même avait été amené à le faire régulièrement depuis des années. En conclusion de cet échange était né une sorte de coopération silencieuse et nouvelle entre eux et Mikasa comprenait donc parfaitement la réaction d'Hanji qui devait être au courant du vécu personnel de cet homme après toutes les années de services effectuées ensembles.

 

Par pudeur ou respect, elle sentait l'urgence de l'extraire de cette auberge afin de préserver l'intimité de ce dernier, comme on protège la zone privée d'un proche.

 

Armin quant à lui, anticipait depuis longtemps déjà, dans un devoir de soldat comme un autre, de conserver la préservation mentale de ses coéquipiers comme des décisionnaires. C'était le premier d'entre eux à avoir flanché dans les limbes de la peur, de l'angoisse et de l'inconnu et tous furent là pour l'aider à s'en relever . Il comprenait le caractère vital de cette entraide interne et cyclique qui consistait à soutenir le moral profond de chacun, pour le bien de la stratégie collective de combat. Quand bien même il devrait s'agir cette fois-ci de l'imperturbable et insondable chef d'escouade tactique.

 

Plus que quelques mètres séparait le trio du seuil d'entrée tandis que les regards abasourdis continuaient de les suivre.

 

« Maintenant c'est pour sa gueule les conséquences ! Qu'est ce qu'on va faire maintenant hein ! On se retient H24, un jour on nous pousse à bout dans notre propre camp et on s'retrouve chez les accusés ! En plus il dort jamais, il veille sur chacun d'entre vous mais MERDE vous le voyez bien putin, qui le préserve lui du coup ? Vous bande de merdeux ?! »

 

Mikasa et Armin sont désormais dehors, ne subsiste plus que le corps en furie de leur chef qui retient l'embrasure de la porte.

 

« ... ça parle sur notre cul à longueur de temps, ça a peur, ça déteste ou ça admire mais surtout personne connait ! Jean la connaissait sa vie pour lui balancer un truc pareil ? On aime, on gueule on pleure et on chie comme tout le monde ! Certains le font juste en silence pour se concentrer sur les plus faibles parce que c'est notre putin de job ! On a ramassés comme vous ! … Dire ça, à lui ! Un jour comme aujourd'hui ! Aujourd'hui ! … Jean méritait pas et personne mérite mais putin ! Que ça serve de leçon à tout le m- »

 

La lourde porte se referme enfin sur une femme esseulée, laissant derrière elle une salle mortifiée.

 

Hanji fut raccompagnée au camp et les autres gradés vinrent la rejoindre avec de quoi perdurer la beuverie interrompue pour apaiser les tensions et réconforter leur collègue . Des sous-gradés furent désignés pour maintenir l'ordre durant le reste de cette veillée jusqu'au ralliement définitif des troupes au camps prévu dans quelques heures et d'autres furent chargés de retrouver le caporal, avec une appréhension palpable . Pour calmer le jeu et ne pas prendre de risques supplémentaires, les anciens du Bataillon se virent obliger de rester dans l'auberge avec tous les autres, Armin et Mikasa compris.

 

~

 

Le lendemain, Livaï Ackerman restait introuvable, les ordres de mobilisation furent interrompus et deux missives avaient été envoyées entre les Murs deux heures après l'incident.

 

Le soldat Jean se retrouvait dans le coma et sans possibilité d'être réexpédié par convoi spécial pour le soigner, leur position étant trop éloignée du territoire sécurisé de Paradis. Il avait fallu l'intégrer aux instances médicales locales, ce qui informait de facto les autorités de Mitras et engageait la position du caporal de façon définitive. L'une des deux missives était rédigée de la main d'Hanji elle-même, à l'intention d'Erwin Smith afin de l'informer au plus tôt en parallèle de la voie officielle et ainsi tenter des négociations pour leur collègue et ami au sein de la capitale.

 

L'incident ne devait pas s'ébruiter outre mesure au vu de la situation actuelle : les Bataillons d'Exploration et les IRA avait été chargés de découvrir les contrées lointaines inexplorées jusqu'à la limite océanique en vue d'un rapport officiel qui ferait date dans l'Histoire Eldienne et il avait été convenu qu'Erwin, toujours commandant en chef à l'heure actuelle, succèderait à Daris Zackley au poste de Chef des trois divisions de l'Armée de Paradis au retour des troupes. Un Congrès extraordinaire tenu et rediffusé dans l'ensemble des Murs était envisagé pour délivrer le communiqué officiel et réorganiser les nouvelles hiérarchies internes.

 

Outre l'objectif existentiel du 13ème Major et le rêve de son père bientôt atteint, il s'agissait d'un transfert important des pouvoirs et de la confiance de tout un peuple qui devait se produire sans encombres pour la pérénnité de Paradis. Un incident mineur et isolé d'origine relationnelle comme celui qui se produisit la veille ne devait en rien fragiliser le scénario désormais installé ni remettre en doute les capacités de jugement du Commandant devant la noblesse et les autorités de Mitras.

 

Tant que le pronostic vital de Jean était engagé et que cette altercation passait aux mains administratives, il fallait faire profil bas : nombre d'esclandres du type avait secoué des années durant leur organisation militaire. Un scandale supplémentaire et impliquant un de leurs chefs était irrecevable et pourrait faire courir le risque d'entacher l'opinion publique avant les grandes découvertes qui s’apprêtaient à être dévoilées.

 

Hanji se rassit penaude sur sa chaise, tapotant lentement son bureau de fortune.

 

Il ne manquait plus que ça, après toutes ces années d'investissement et de sacrifices, qu'un événement de ce genre vienne encore les perturber. Ils touchaient tous au but, bientôt les missions exploratoires cesseront et la grande Réforme pourrait enfin prendre place , les laissant vivre une vie digne et saine sur le sol. Elle regrettait d'avoir perdu son calme et d'avoir pété les plombs à son tour : il lui fallait reconnaître que seul Jean au sein de l'ancien Bataillon avait eu ce comportement et que le reste concernait uniquement les nouvelles recrues des IRA qui venaient d'arriver, instaurant à nouveau le climat des brigades d'entraînement. Erwin n'avait pas eu le temps de trier longuement sur le volet les volontaires et nécessitait de constituer ce nouvel organe d'expédition le plus vite possible alors il fallait s'accommoder de cette ambiance étrange malgré la fatigue accumulée chez les anciens.

 

Le visage défiguré de Jean lui remonte en mémoire et accentue ses remords : sa provocation était stupide mais sans malveillance aucune, elle le savait, en plus d'être à moitié expliquée par la présence d'alcool. Il s'agissait d'une maladresse de trop que l'état mental de Livaï n'avait pu encaisser ni pardonner cette nuit là.

 

Son regard s'attarde sur le pichet de la veille vidé par ses collègues de retour au camp. Tous sans exceptions avait acceptés de garder le silence sur cette affaire , davantage par lassitude générale que compassion directe. Cinq mois et demi désormais qu'ils avaient quittés les murs et s'en étaient allés en Expédition spéciale sans aucuns répits depuis la dernière bataille qui décima son équipe. Les hommes étaient épuisés.

 

Absolument tous.

 

Celle qui serait bientôt promue Major repasse inconsciemment les images de cette nuit qui se devait d'être un réconfort et s'avéra finalement être un fiasco complet.

 

C'était un 17 juillet et elle n'avait pas choisi par hasard la date d'autorisation de sortie des troupes . Erwin y avait également pensé en prévoyant discrètement un colis dans le chargement au départ des Murs, sans indications particulières mais dont Hanji avait immédiatement saisi l'attention . Subtil et silencieux comme à son habitude, il avait chargé cette dernière de le remettre à leur ami commun au moment opportun.

 

Vers dix-neuf heures ce soir là, accoudé au bar principal de cette auberge prisée des soldats, Livaï avait ainsi donc découvert la liqueur onéreuse envoyée par son commandant ainsi qu'un petit paquet de thé noir assez rare, difficile à obtenir autrement qu'à travers le marché noir et remerciait d'un fin sourire discret son amie Hanji pour la surprise, qu'elle lui rendit avec douceur. Inutile de parlementer après toutes ces années et tragédies vécues ensembles, les anciens savait communiquer à leur façon et l'identité de l'expéditeur était quelque peu évidente, même sans signature.

 

Cela faisait dix ans jour pour jour que leur camarade devenu ami avait perdu deux êtres chers et issus de sa vie passée. Furlan et Isabel. Des anciens, aucun n'avait oublié cette dramatique journée durant laquelle le meilleur soldat de l'armée Eldienne s'était révélé d'une part, mais manqua d'abroger son destin de l'autre, submergé de douleur. Celui là même qui aura par la suite donné de si nombreuses victoires à l'humanité.

 

Dès lors, personne n'en parla plus jamais, à l'initiative de Livaï lui-même.

 

« Cette nuit là c'était différent… il ne reste que si peu d'entre nous aujourd’hui… »

 

Hanji voulait témoigner de façon non frontale son affection pour son ami dans un moment comme celui-là , à quelques mois de leur réussite commune et de cet enfer bientôt oublié. Son collègue ne s'adonnait jamais aux démonstrations affectives, pouvait-il s'agir des fêtes traditionnelles, des anniversaires ou des cérémonies officielles, bien qu'il n'ai plus de famille. Cependant, il ne manquait jamais d'être présent pour ses camarades, quoi que pouvait en dire son attitude.

 

« Alors une petite attention dix ans plus tard … c'était le minimum. »

 

Elle ne regretta pas sa mine perplexe et décontenancée qu'il avait pour la première fois consenti à ne pas cacher après avoir déballé le paquet. Sans pour autant en parler, l'hommage fut accepté silencieusement et les conversations anodines qui suivirent étaient tintés d'une légère émotion entre les deux amis tandis que les verres s'entrechoquaient le long du bar. Comme à l'accoutumée, Livaï Ackerman resterait discret sur ses émotions et son entourage proche s'en accommodera dans une complicité muette et compréhensive.

 

Les choses s'étaient malheureusement gâtées quelques heures plus tard.

 

Dans un chaos très aviné et un chahut bon enfant, les hommes et femmes soldats relâchaient la pression des derniers mois, le retour aux Murs n'étant plus si loin désormais. La tablée la plus proche était particulièrement agitée , plongée dans un houleux débat qui faisait l'attraction des tables voisines. Sans surprise, il y était question des instincts et ardeurs primaires au sein des troupes et des anecdotes grasses auxquelles tous participaient dans une joyeuse confusion. Au fur et à mesure, la boisson poussait les plus aguerris d'entre eux à venir tenter la familiarité avec leurs supérieurs jusqu'aux limites personnelles de ceux-ci, qui se soldaient en général le lendemain par des corvées et sanctions diverses.

 

Livaï, qui ne buvait que rarement outre mesure, avait accepté au fur et à mesure ce soir là d'accompagner ses hommes si bien que la plupart prenait davantage de précautions pour ne pas regretter le lendemain une proximité abusive qu'ils paieraient certainement cher. Désabusés, certains l'avaient même vu rire de bon cœur, inséparable du bras d'Hanji d'un côté et de son présent aux trois quarts consommés de l'autre. L'humeur générale redoublait alors brutalement de gaieté.

 

Les vestons militaires étant tombés et les chemises entrouvertes ou retroussées, chacun semblait retrouver un avant gout de vie normale reconsidérant leur voisin de tablée comme un citoyen classique. Après quelques confessions et anecdotes rondement sous-tirées dans une hystérie générale collective, il apparu à plusieurs d'entre eux que le caporal en chef était sûrement le moins enclin des soldats présents à correspondre à l'image que l'on se faisait de lui. Hanji ne put l'empêcher de dévoiler avec un flegme amusé son passé de bandit et ses activités de contrebande dans la ville souterraine ; surenchérissant même les exploits illégaux de son ami au grand désespoir des quelques gradés restés sobres. Il était si rare de les voir s'amuser de la sorte qu'aucun d'entre eux, qui leur témoignaient une admiration profonde pour leurs aptitudes respectives, n'objecta ce lâcher-prise. Et en dépit des révélations quelques peu déraisonnables, il y avait largement prescription.

 

Un tournoi de démonstration virile s'était alors improvisé au milieu de la salle, le tenancier de l'auberge avait été payé le triple et des parties de jeux de cartes très populaires prenaient place sur les tables restantes, à renfort de grands cris tapageurs. Vers minuit, les effusions de joie se firent moins bruyantes et peu à peu, les conversations redevinrent la principale activité, recentrées en petits groupes d'amis dans des effluves d'alcool moins présentes. Hanji arborait une coiffure créative après avoir perdu un pari contre Connie et Livaï qui s'étaient ensuite amusés à lui tresser maladroitement des nattes en tout sens tandis que le caporal avait accepté de se faire un chignon semblable à celui d'Eren, provoquant une dernière hilarité générale.

 

Une heure supplémentaire s'était écoulée et désormais les groupes les plus fatigués commençaient à quitter l'auberge accompagnés par leurs supérieurs. Les deux chefs d'escouade écoutaient désormais avec lassitude les dernières conversations de leur équipe, dispersés le long des chaises vides. Livaï, accoudé sur la table, se tenait les tempes du bout des doigts avec quelques soupirs et sourires ci et là en guise de participation, son regard maintenant dérobé derrière ses mèches de cheveux brunes. Hanji quant à elle, assise trois places plus loin, avait enfoui son visage dans ses bras, débutant ce qui semblait être une belle sieste. L'image de son ami épuisé mais heureux fût la dernière chose qu'elle vit avant de voir son ombre quitter les lieux dans le silence général.

 

Bien qu'ayant entendu les bribes de la conversation à laquelle Jean avait participé et identifié les paroles de trop, elle ne put voir exactement ce qu'il s'était passé tant son ami fut rapide à réagir. L'alcool et son élimination conduit parfois quelques âmes en peine à ressasser les angoisses, les traumas ou bien livre ses meilleurs pratiquants au cynisme et aux conflits aléatoires. Le petit groupe discutait ainsi de questions existentielles, de croyance et de relations lorsqu'ils abordèrent la question de l'amour et des sentiments humains. Contestant l'apparente sensibilité de certains, Jean en était venu à parler en ces termes :

 

« Non mais d'accord, on a tous une humanité certaine mais il y a quand même différents degrés ! L'humanité de Smith on en parle ? Quand il envoie des tripotées de gamins au front en guise de diversion ou d'appât ? Ces mecs là font avancer les choses c'est clair et c'est un autre débat, mais est ce qu'ils ressentent vraiment comme nous ? Franchement j'pense pas.. ! C'est comme le capo, tu le vois aimer une personne et chialer comme toi et moi ? Je doute qu'ils en soient capables , c'est des machines ces garssérieux ! »

 

Ce qu'Hanji n'avait pu voir mais deviner, c'est le silence confus de Jean lorsqu'il avait du s'apercevoir de la présence de Livaï à quelques mètres de lui avant de finalement se rapprocher de sa chaise pour assumer ses propos, amorçant un ton qu’il voulait sûrement blagueur : « Alors Chef, à part le ménage, vous faites des trucs d'humains parfois ? Genre aimer ou souffrir ? Avec un vrai cœur hein sinon c'est d'la triche »

 

Un silence pesant s'épaississait alors et l'on entendit des pieds de chaises racler lentement le sol de pierre.

 

Le caporal se retirait sans un mot .

 

Ses pas atteignaient bientôt la sortie lorsque le rire de Jean éclata « Vous voyez ? Zéro réponse comme d'hab et qu'est ce qu'on dit ? … Qui ne dit mot … consent ! »

 

Cette fois Hanji releva brutalement la tête, bousculée par la table qui volait en éclat et vit Jean étalé en son centre le visage hurlant de douleur. Des cris se firent entendre pendant qu'elle se précipitait pour évaluer les dégâts causés par son ami : le soldat avait été fermement attrapé par la gorge provoquant un début d'étranglement, sa mâchoire inférieure avait été fracturée d'un coup de poing et un second était venu briser trois de ses côtes avant d'être subitement propulsé contre la table. L'action fût si rapide que Jean ne se rappellera sûrement pas d'avoir été frappé par son supérieur mais au vu de la force des coups, Hanji redoutait un traumatisme crânien ou que les organes soit touchés. La question imminente devenait donc de savoir si Jean parviendrait même à se réveiller un jour. Focalisée sur l'homme à terre, l'assemblée ne put qu'entre-apercevoir le chef d'escouade quitter les lieux pour s'enfoncer dans l'obscurité.

 

Tirée de sa torpeur dans un frisson, elle abandonna ses rêveries en jetant le pichet avec animosité . Elle partie présenter ses excuses et ses remerciements à Mikasa et Armin tout en leur demandant, confuse, l'exactitude des propos qu'elle se souvint avoir tenu sous l'influence des liqueurs. Sur le chemin du retour, elle fut interpellée par deux éclaireurs partis à la recherche de son ami qui l'informèrent avoir trouvés ce qui pourrait être des traces de sa présence ces dernières heures dans les bois avoisinants.

 

Accompagnée d'une petite équipe, Hanji se rendit sur les lieux indiqués et découvrit une vingtaine  d’arbres déchiquetés et éventrés par endroits en leurs troncs ainsi que la cape verdâtre du caporal, tachée d’hémoglobine. Elle grimaça lorsqu'elle se souvint avoir vérifié que son équipement tridimensionnel était bien resté à la base. Cela dépassait peut être ses propres compétences en tant qu'amie tant elle n'avait encore jamais vu Livaï atteindre ce stade. La recherche dura toute la journée, en vain . Plusieurs éléments furent encore retrouvés comme un morceau de sa chemise lui aussi tâché et des dégradations d'origine humaine sur encore trois kilomètres aux alentours.

 

A la tombée de la nuit, tous conclurent que le chef d'escouade se trouvait encore dans le village.

 

C'est aux alentours de vingt et une heure que deux soldats des IRA le virent progresser en direction du camp sans oser toutefois l'approcher. Hanji, qui se trouvait au chevet de Jean avec les autres gradés, fût immédiatement prévenue et se précipita dans le baraquement principal. L'aile de droite, bien qu'exiguë, était réservée aux officiers.

 

Il était là .

 

Assis sur le canapé pourpre et miteux de l'entrée, sa tête pointant vers le sol sans un mot et ses poings meurtris posés sur ses cuisses . Sa silhouette accablée restait néanmoins stoïque si bien qu'Hanji fut traversée d'un doute . « Il dort.. ? »

 

Ses cheveux étaient trempés et sales, comme le reste de ses vêtements couverts de terre séchée et de sang. Le côté droit de sa chemise avait été arraché et son pantalon était griffé de trous en plusieurs endroits. Lorsqu'il reconnut les souliers de la silhouette qui s'avançait lentement vers lui, il releva doucement la tête. Sa collègue fut frappée de douleur en parcourant son visage.

 

Celui-ci était encore muré de colère et ses pommettes saillantes ressortaient sous les mâchoires puissantes qui continuaient de se contracter dans de légers spasmes. Ses yeux rougis regardaient le visage d'Hanji en silence tandis que du sang continuait de s'échapper de son arcade, ouverte. Son être entier ne dégageait plus aucune énergie ni volonté, il semblait vide et glacé. L'échange dura plusieurs secondes sans un mot puis son amie, très prudente et inquiète, posa un genou à terre pour se mettre à sa hauteur. Elle posa délicatement ses mains sur celles de Livaï, comme demandant le plus tendrement possible l'autorisation de l'aider, évitant le contact avec ses phalanges blessées.

 

Hanji avait cette douceur maternelle que l'on ne peut amputer à l'instinct féminin et son ami ne bougea pas, ce qui était bon signe. Son regard désormais, exprimait quelque chose. Une interrogation qu'il n'avait pas la force de formuler. Sa camarade comprit immédiatement et se précipita de répondre.

 

« … Les autorités de Mitras abandonnent toutes poursuites ou procès militaire. Erwin n'a pas chômé, j'ai reçu la missive il y a une heure .. le secret est de mise, pour tout le monde. Ne t'en fais pas .. »

 

Livaï retira nerveusement sa main gauche pour la poser par-dessus celle d'Hanji avant qu'elle n'ai fini sa dernière phrase, redoublant son regard inquisiteur.

 

« ... Il ne s'est pas encore réveillé . Je.. je l'ai examiné, son pronostique vital n'est pas encore engagé. […] Il va s'en tirer. »

 

Le regard de Livaï se troubla quelques secondes, sa mâchoire se contractant à nouveau ainsi que ses mains puis soudain ses épaules s'affaissèrent un peu plus, suivit de ses paupières. Il fixait à nouveau le sol, le regard défait et éteint.

 

Hanji lui prit les mains et tenta de soulever son ami épuisé.

 

« Livaï ... viens. »

 

Dans les jours qui suivirent, la mobilisation reprit et le caporal fut mis à l'écart sur l'ordre d'Erwin tandis que ce dernier continuait de correspondre régulièrement avec Hanji. Deux représentants de la Garnison furent envoyés pour assister Livaï durant son recouvrement et l'équipe médicale continua de veiller sur la convalescence de Jean.

 

Tous d'eux furent assignés à titre indéterminé au village de Rowsen tandis que les troupes se dirigeait vers le sud à une centaine de kilomètres pour la prochaine station de reconnaissance. Il avait été décidé provisoirement que le caporal les rejoindrait dans le cadre de ses fonctions dans quelques jours tandis que le soldat toujours plongé dans le coma serait récupéré au retour des troupes prévu dans deux mois si son état venait à stagner.

 

 

 

Officiellement, l'incident était clos .

 

.

 

 

 

 

GALERIE DU CHAPITRE

 

Le village de Rosewn, l'enfance de Livaï dans les bas-fonds, son oncle Kenny,

sa mère Kuchel, Furlan et Isabel, les couloirs de Mitras, le canapé de l'entrée...