Chapitre VII

 

Analepses / Jasmin

 

 

 

 

2 septembre 846. Trois jours plus tôt, l’humanité fût attaquée pour la première fois depuis 100 ans à ses portes : le Mur Maria était tombé, causant la chute du District de Shinganshina.

 

 

Vingt trois heures, quartier général du Bataillon d’Exploration :

 

-  Entre.

 

-  Tu m’as fait appelé ? J’étais présent à la réunion tout à l’heure, pourquoi tu m’as pas retenu là-bas ?

 

-  Ferme la porte à clé derrière toi.

 

Livaï Ackerman jura entre ses dents et fit négligemment volte-face pour enclencher la serrure intérieure du Bureau d’Erwin Smith. En se retournant, il s’adossa contre le panneau de bois de la porte, croisant les bras sur sa poitrine. Il était en civil, les cheveux ébouriffés et encore essoufflé d’avoir couru pour rejoindre son supérieur, pensant à une urgence absolue. Au lieu de cela, Erwin était assis dans un canapé de velours élimé, se tenant la tête entre ses mains. De nombreux spiritueux traînaient sur la table, avec une vingtaine de documents officiels froissés et éparpillés en tout sens. Lorsqu’il releva enfin son visage vers Livaï, celui-ci resta perplexe : le blond semblait épuisé, lasse, énervé et… souffrant.

 

C’était un bon résumé de l’humeur générale des Corps Armés ces dernières 72h mais l’homme d’1m88 avait encore fait exception, brillant par sa combativité, optimisme et ténacité durant les multiples réunions de crises auxquelles Livaï avait du assister. Il n’était pas encore habitué à être l’un des rares privilégiés autorisé à voir le masque tomber en privé mais quand bien même, cet état affaibli était une première. Erwin désigna rapidement un coin de la pièce et retourna à la lecture de ses documents :

 

-   Dans la commode, sur l’étagère du bas, il y a un coffret en bois. Ouvre le et sers-toi.

 

Livaï s’exécuta, sans pour autant comprendre les intentions du nouveau Major. Lorsqu’il découvrit le contenu, il se tourna, hébété, vers Erwin :

 

-   Tu m’expliques ?

 

-   Tu dois en connaitre la plupart pourtant.

 

-   Je te parle pas des produits… qu’est-ce que ça fout dans tes affaires ? Et pourquoi tu m’en proposes ? Surtout dans un moment pareil…

 

Erwin le coupa en le regardant pour la première fois depuis son entrée dans la pièce, d’un air détaché mais sérieux :

 

-  Précisément dans un moment comme celui-là. Je sais que t’en as toujours consommé. Je bloquais les plaintes des agents douaniers des souterrains pour t’éviter des ennuis…et m’en éviter par extension. Son regard se radoucit alors quelque peu. Mais…depuis « juillet » ( opta t’il, pour ne pas citer directement la date anniversaire de la mort de Furlan et Isabel ), tu as augmenté de trois fois les doses, avec du mauvais matos. Te couvrir devient compliqué et je veux pas perdre un de mes meilleurs atouts avec une overdose.

 

-  […] Ma petite paye de soldat-toutou me permet pas d’avoir mieux. Chacun son défouloir.

 

-  Je te juge pas Livaï, cette réserve est la mienne. Enfin, celle de Mike aussi, dans nos premières années ici.

 

Livaï regarda l’homme blond, consterné. Il y avait dans ce coffre une vingtaine d’opiacés différents, des drogues dures et douces pour une grande partie de très grande qualité ; onéreuses et difficiles à obtenir, même avec le budget suffisant. Mais surtout, des substances très fortes que seuls les habitués prennent le risque de prendre. Il ne s’imaginait pas Erwin et Mike se droguer dans cette mesure, même s’il se doutait que des soldats de leurs envergures avaient du trouver un moyen de survivre psychologiquement.

 

L’ainé poursuivit :

 

-  Pour ta paye en revanche… je couvre aussi ton business clandestin depuis un an. Autant te dire que les recettes de ton trafic dépassent ma propre solde. Hanji t’as pas mal jalousé au début, elle qui me supplie de débloquer des fonds pour une unité de recherche… Elle s’est calmée quand elle a su que tu reversais l’intégralité à la jeunesse souterraine. Bref, quoi qu’il en soit, même si tu ne veux pas t’acheter une drogue décente, il te faudra cesser sous mon commandement. Tu consommeras les produits que je te fournirai, et dans mon bureau uniquement. Il rajouta en soupirant, d’une voix plus faible : ‘Manquerai plus qu’ils fouinent dans tes affaires et qu’on ai des emmerdes supplémentaires…

 

-  Si ta paye égale la mienne, comment as-tu fait ? Livaï attrapa une fiole contenant un liquide iridescent. Cette Vizule coûte minimum 120 000 eldish.

 

Erwin lui répondit très simplement, d’un ton monocorde :

 

-  En mettant de côté ce qui m’intéressait dans les saisies de la Brigade Spéciale.

 

Livaï resta bouche-bée plusieurs secondes puis reprit rapidement ses esprits pour ne pas se montrer décontenancé. Il eut soudain l’envie de rire, de nerfs et de fatigue mais aussi par décontraction. Il se rappela son impression d’avoir senti chez Erwin l’apanage d’un parfait criminel quelques semaines après leur rencontre : calculateur, investigateur, opportuniste et méfiant. Combien de ficelles ce mec s’amusait-il à tirer dans l’ombre ? Combien de secrets possédait-il dans l’indifférence la plus totale ? D’où provenait ce flegme apparent dans la traversée de tous ces petits délits qu’il commettait aisément ?

 

Erwin Smith semblait se promener dans les dédales de l’administration militaire comme un loup déguisé au milieu du troupeau. Dans l’attente de réaliser son dessein intime, il patientait en usant de ses capacités personnelles, dans l’ombre et la lassitude. Livaï observa cet homme intriguant qui le surprenait parfois par ses airs enfantins ou sa curiosité joviale en dépit de sa férocité à combattre, mais dont il ignorait encore tout. Erwin s’enfonçait désormais dans les épais coussins satinés et sa tête bascula en arrière, le regard fiché au plafond, poussant un long soupir. Le cadet hésita à consommer dès maintenant l’offre proposée par son supérieur, se demandant si ce dernier ne préférait pas rester seul. Il se ravisa :

 

-  C’est okay pour le matos Erwin, et merci. […] Je vais te laisser dormir.

 

-  Tu peux rester si tu veux.

 

Erwin continuait de fixer le plafond, l’air ailleurs. Livaï eut alors la sensation qu’il l’invitait, sans vouloir le formuler ni le regarder, à passer du temps avec lui. Leur langage parallèle intervenait de nouveau lorsque la fierté de l’un ou de l’autre le nécessitait. Puis un pressentiment plus opaque s’était manifesté furtivement dans l’esprit du plus jeune. Ce dernier fit alors demi-tour et approcha silencieusement d’un des fauteuils qui faisait face au canapé, séparés par la table basse en bois massif . Il effleura les dorures et arabesques des accoudoirs avant de s’asseoir, commentant :

 

- Encore félicitations pour ta promotion, ça change de ton petit bureau de chef d’escouade. Tu peux remercier ce trou du cul de Shadis ou l’titan géant, au choix.

 

Erwin rebascula alors son visage en avant et parcouru du regard, sans conviction, le bureau de Major du 13ème Bataillon dont il venait d’hériter à la hâte. La grande pièce rectangulaire était composé de trois espaces, le premier étant composé de grandes étagères et d’un bureau de secrétaire administratif, le second au centre était occupé par un salon avec une imposante cheminée murale sur le côté latéral droit et le troisième était pourvu d’un immense bureau, entouré par d’autres étagères murales plus épaisses encore et de deux grandes fenêtres. Un bazar sans nom y régnait, une partie des affaires de l’ancien commandant Keith Shadis n’ayant pas été déplacée, sans compter les seize réunions de crises improvisées depuis la chute du Mur ayant réunies une trentaine de gradés agités et de logisticiens paniqués.

 

Erwin redressa alors son torse et vint faire basculer ses épaules au-dessus de la table basse pour se saisir d’un verre. Etant très grand, il lui fallait écarter les jambes sans manières et laisser ses coudes s’appuyer sur ses cuisses pour éviter que ses genoux ne se cognent contre le meuble. Il versa dans ce verre propre un liquide brun qu’il tendit alors à Livaï à bout de bras et lui adressa un sourire malgré la fatigue :

 

-  Bravo à toi aussi. J’ai pas eu le temps de l’annoncer mais…félicitations. Tu as ta propre escouade à partir d’aujourd’hui. Je te confie mes hommes.

 

Livaï entrouvrit légèrement les lèvres puis acquiesça rapidement d’un « Hmm. ». Ils savaient tous deux que les positions hiérarchiques relevaient du détail. Ils trinquèrent en silence, harassés. Les heures suivant l’attaque des titans avaient été intenses et chaotiques, chaque eldien cédant à la névrose et perdant son sang-froid. Ils leurs avaient fallu contenir la détresse des équipes, celles-ci se retournant vers des hommes de leur tempérament pour être rassurées et sentir l’illusion d’une protection. La population plongeait dans un fanatisme religieux, dernier rempart à l’impensable.

 

Livaï avait été aperçu dans une rue des bas-fonds le lendemain de la catastrophe, entouré d’enfants auprès desquels il s’était agenouillé pour les rassurer et leur apporter ses conseils : en cas de repli ultime de l’humanité entre les murs, le monde souterrain serait la dernière destination désespérée. Les autorités leur interdiront de monter sur Mitras comme d’habitude, mais ils leur faudrait alors profiter de la panique générale pour tromper les gardes et sortir quoi qu’il en coûte.

 

Il leur expliqua patiemment qu’une souris dans une boite est toujours condamnée et que le seul espoir restant sera de courir vers le Nord en se cachant intelligemment. Le pire à redouter étant une famine dans une cité assiégée de titans et sans possibilité de cultures. Les enfants, vifs et lucides, admiraient Livaï en qui il voyait un adulte qui ne mentait pas et digne de confiance, avec une parole sans fioritures ni héroïsme mal placé. Plusieurs adultes s’étaient aussi rapprochés pour se galvaniser de la présence du soldat le plus fort de l’humanité et une réunion clandestine s’était improvisée dans un pub populaire, suppliant l’ancien habitant des bas-fonds de répéter ses consignes.

 

Erwin pour sa part n’avait pas lésiné sur les efforts déployés, sa réactivité et son anticipation ayant atteint des sommets de rigueur et d’autorité. D’interminables Conseils d’Etat s’étaient succédés sans aboutissements concrets sur le plan des décisions ou de l’élaboration d’une tactique offensive des forces armées, jouant avec les nerfs et la patience réputée imperturbable du nouveau Major. Ses aller-retour entre la capitale, le Quartier Général et les Postes d’Immigration n’eurent de cessent jusqu’à l’aube du troisième jour.

 

Ils n’avaient dormi que quelques heures depuis, d’un sommeil sans rêves.

 

Silencieux, les deux hommes épuisés consommaient leur liqueur, le regard absent et éteint. Livaï appréciait cette relation naturelle qui conjuguait sans difficulté leurs personnalités taciturnes et pensives en la présence de l’autre. Leurs solitudes respectives étaient devenues évidentes au yeux des troupes et ils s’accommodaient peu à peu de l’assumer ensembles. Qu’ils soient séparés d’une cloison ou non, leur tendance introspective nocturne se manifesterait de la même façon.

 

Erwin interrompit leurs monologues internes :

 

-  Ça fait 7 ans aujourd’hui. […] Que j’ai intégré l’Armée. Sept années d’enrôlement dans un corps armé dénigré et en chute libre permanente…et aujourd’hui, on reçoit les derniers Sacres de Mitras. Quelle ironie.

 

-  […] « Et sous le glaive ils prieront. »

 

Erwin sourit à la réponse spontanée de Livaï : il avait pris l’habitude que ce dernier n’alimente jamais les débats concernant l’autorité étatique en utilisant des propos tiers pour conclure rapidement la réflexion générale. Autrement, son interlocuteur devait s’attendre à une flopée d’insultes très vulgaires à l’égard du système politique : il souhaitait éviter cela, par économie mutuelle entre lui et les autres. Il rappelait ainsi subtilement à Erwin que pour débattre, c’était avec Hanji ou Mike, mais pas lui. Le plus âgé abdiqua et changea de sujet, déçu cependant que l’alcool ne délie pas davantage la langue ou l’humeur du brun.

 

-  Traneï Brauss, joli ! Tu les as tous lu finalement.

 

-  Ouais. Mais maintenant que t’es Major, tu me donneras un double de la salle des Archives du capitole.

 

-  Compte-y. Si t’es un Fritz ou appartient au Culte, tu peux toujours tenter ta chan --

 

Erwin s’interrompit, agrippé soudainement par Livaï qui avait bondi de son fauteuil, le regard extrêmement nerveux. Son genou était venu s’affaisser entre les cuisses d’Erwin, l’autre pied bien ancré sur le sol et ses mains empoignaient fermement les épaules de son supérieur tandis que son visage observait son flanc droit.

 

-  Putin Erwin…c’est quoi ça ?

 

Livaï s’affairait déjà à écarter le pan de chemise ensanglanté qui séparait sa vision de la blessure suspectée en posant sa paume sur le plexus d’Erwin pour le maintenir tranquille. Ce dernier soupira dans un premier temps « …et merde » mais se précipita de répondre pour rassurer l’autre homme.

 

-  T’inquiètes ça va. Vraiment. J’ai été blessé au retour du Congrès tout à l’heure, j’ai oublié de m’en occuper. Il attrapa les poignets de son subordonné pour insister. Hey.. ! Tu m’écoutes ?

 

Livaï resta alors suspendu au-dessus de lui, les doigts toujours emmêlés dans la chemise et le souffle court, en attente d’explications.

 

-  J’ai croisé une femme sur la grande rue, son fils Syft...j’ai oublié le numéro de brigade.. elle a voulu le venger.

 

-  Elle a utilisé quoi ?

 

-  La broche à volaille d’un marchand. C’est bon je te dis.

 

Livaï jura entre ses dents de façon inaudible puis siffla avant de se relever :

 

-  Et t’as fait la réunion ce soir comme ça. Tu déconnes merde.

 

-  J’ai pas eu le tem..

 

« Je sais. » le coupa sèchement Livaï avant de quitter le Bureau en courant, la mine grave.

 

En voyant sa silhouette s’engouffrer par la porte, Erwin avait senti quelques secondes plus tôt que le brun s’était retenu de ne pas lui exploser sa colère, son inquiétude et ses remontrances au visage. Il revint rapidement dans la pièce, du matériel de l’infirmerie de garde dans les mains. Leurs regards se croisèrent tandis qu’il disposait les produits sur la table basse et à nouveau leur lassitude commune reprit le dessus.

 

Livaï savait qu’il était inutile de souligner l’inconscience du Major et son cruel manque de responsabilité vis-à-vis de lui-même, il savait également que les circonstances étaient telles qu’il était totalement envisageable que ce dernier ai réellement oublier la présence de sa blessure. Les deux hommes comprenaient tout : la douleur de cette mère endeuillée, la priorité des sujets, la santé altérée passée au second plan. Sans qu’il n’ai eu besoin de le lui demander, Erwin s’assit de lui-même au bord du sofa pour laisser Livaï désinfecter la plaie et faire un bandage : une partie de la blessure rejoignait le dos qu’il lui était impossible d’atteindre pour se soigner. Il sentait désormais le souffle encore saccadé du plus jeune dans sa nuque, ses mèches chatouillant parfois son épaule à mesure qu’il se penchait sur la coupure profonde. Dissimulé dans son dos, il ne pouvait le voir mais ressentait distinctement son stress aigu éprouvé tantôt et qu’il tentait désormais de dissiper.

 

Lorsque Livaï eut terminé, il tapota la nuque de son supérieur pour le lui signifier et ce dernier s’écarta, le laissant rejoindre son fauteuil dans lequel il s’écroula sans manières. Observant Erwin leur resservir un verre, il songea à son état d’alerte quelques minutes plus tôt. En voyant cette tâche brune se répandre lentement sur les plis de la chemise impeccable du Major tandis que celui-ci parlait, il avait senti son cœur rater une marche et un tournis puissant était venu le cueillir. Ses mains s’étaient mises à trembler d’elles-mêmes et parler lui était devenu très douloureux, comme impossible. Livaï ne comprenait pas cette panique jusqu’alors jamais éprouvée avec si peu d’autocontrôle et se demandait si c’était là le résultat de son pressentiment étrange en ayant franchi la porte du bureau de son supérieur à vingt trois heures. Il en conclut que non : le ressenti persistait encore maintenant.

 

Les yeux interrogateurs d’Erwin eurent raison de son questionnement et il détourna rapidement son regard, feignant un soupir de fatigue pour dissiper les doutes de l’homme qui lui faisait face.

 

Si leur relation s’accommodait aisément du silence, les non-dits entre eux ne passaient pas pour autant inaperçus et se révélaient même être tout à fait conscients ; la liste n’avait de cesse de s’allonger à mesure qu’ils se fréquentaient. Aborder ces points semblait toujours, d’un commun accord discret, être éternellement remis à plus tard. Cette nuit là cependant, une appréhension trop forte était palpable entre les deux hommes, ignorant respectivement la réciprocité de ce sentiment.

 

Livaï, à qui cette pression ne réussissait guère dans son état de fatigue et d’énervement, se leva pour ramener sur la table le coffre mis à disposition par Erwin. Ce dernier le regarda inspecter en silence les différentes drogues avant d’en sélectionner une.

 

-  De la Sérafinia ? Il n’y a pas de cristaux pour la diluer. […] On en trouve plus sur le marché.

 

Livaï lui répondit distraitement en fouillant dans la poche arrière de son pantalon avant d’en ressortir une seringue sous vide.

 

-  Sur votre marché, ouais. Mais en bas, les stocks circulent encore. Tu pensais vraiment qu’on allait gâcher la marchandise.. on a trouvé un autre moyen de l’administrer, c’est tout.

 

Erwin comprit trop tard que son camarade n’avait pas raté l’occasion de se servir en passant chercher les bandages à l’infirmerie. Livaï avait rapidement rempli la seringue et remonté la manche fine de sa chemise pour préparer sa veine : il s’apprêtait déjà à piquer sans hésiter lorsqu’Erwin tenta de l’en dissuader.

 

-  Attends.. ! Il y a quoi exactement dedans ?

 

Livaï, impatient, releva un sourcil et répondit la seringue entre ses dents :

 

-  Bleuet, chanvre et mandragore. Tu permets ?

 

-  T’as mangé aujourd’hui ?

 

Le jeune brun ignora sa question et termina sa manœuvre, regardant le liquide turquoise quitter paresseusement son réceptacle en verre pour migrer sous sa peau. Il releva son visage et hocha la tête en fronçant les sourcils ostensiblement en direction d’Erwin, signifiant « Stop. Ça suffit ». Le materner ou l’infantiliser était le chemin le plus court pour l’irriter.

 

La main d’Erwin resta suspendu au-dessus de la table basse quelques secondes avant de s’abaisser, vaincue, et ce dernier soupira longuement avant d’attraper son verre de rhum ambré. Il était inutile de parler davantage même s’il souhaitait lui rappeler combien Hanji s’était personnellement investie à son arrivée ici pour rééquilibrer ses bilans de santé ainsi que la dangerosité d’inoculer directement dans le sang une drogue destinée à la dilution orale.

 

Livaï, qui avait rejeté sa tête en arrière contre le dossier élimé de son siège, expira d’aise, la bouche légèrement entrouverte. Puis lentement, il se redressa jusqu’à se pencher en avant, les coudes plantés dans ses cuisses et se massa le front. Erwin l’entendit alors rire doucement, son visage camouflé sous ses mèches de cheveux brunes et éparses avant qu’il ne relève un regard amusé vers lui et ne dise :

 

-  Une broche à volaille. Du grand Erwin Smith.

 

A son tour, le Major ne put retenir un rire franc et guttural. C’était la première fois qu’il entendait les exclamations décomplexées de Livaï et apercevait de si près ses yeux rieurs. Les tensions accumulées ces 72h s’évaporèrent en quelques secondes, son relâchement lui provoquant une douleur sourde sur son flanc blessé. Se tenant les côtes et regagnant peu à peu son calme, il conclût :

 

-  Ça fait chier, c’est ma troisième chemise ce soir.

 

Livaï lui envoya en pleine tête le plaid poussiéreux du siège voisin pour couvrir son torse nu et s’enfonça un peu plus dans son fauteuil épais, leurs rires s’éteignant à petit feu.

 

C’est alors qu’Erwin intercepta un regard étrange qui lui était destiné. De longues minutes de silence épaissirent la scène, la rendant presque suffocante et conjurant drastiquement avec l’ambiance bon-enfant de tantôt. Pour autant, le Major peinait à interroger l’autre homme qui le fixait intensément, redoutant de déjà connaitre la réponse.

 

On entendait plus que le crépitement des lampes à huile et du feu paisible qui dormait dans le dos de Livaï. Leurs ombres respectives dansaient sur le mur et quelques craquements des étages supérieurs troublaient la quiétude de la pièce. Erwin se décida à rompre cette atmosphère devenue menaçante, soufflant dans un murmure :

 

-  […] quoi ?

 

Livaï ferma alors doucement les yeux, ses longs cils frémissant quelques secondes puis les rouvrit, luisant dans la pénombre. Son visage, jusqu’alors maintenu avec le majeur et l’index calés contre sa tempe, accentua davantage l’angle adopté pour asseoir son interrogation qu’il murmura distinctement :

 

-  Pourquoi ?

 

Erwin ne bougeait plus, assis profondément dans le sofa, un bras encore relevé sur le dossier latéral. Il savait que ce moment viendrait et lui-même n’était plus tout à fait sûr de savoir comment agir. Après tout, c’est lui qui avait invité Livaï à rester à ses côtés cette nuit pour saisir l’opportunité d’en discuter et ce dernier l’avait déjà mis en garde concernant sa patience.

 

La conversation parallèle débutait à nouveau, entre les lignes, dans une communication exigeante qui ne pardonnait pas les faux semblants et reconduisait sévèrement la facilité de manipulation d’Erwin. La voix de Livaï semblait avoir résonné dans l’obscurité et le Major se retrouvait désormais dos au mur. Deux mois s’étaient écoulés depuis la conversation qui avait suivi le combat promotionnel qui les avait opposés, Erwin n’avait plus d’autres issues que celle de la franchise.

 

Son regard s’assombrit et il contemplait maintenant ses mains, très pensif. Livaï poursuivit alors, déterminé et concentré :

 

-  Ils le disent tous. Certains le hurle à qui veulent l’entendre. […] Mais t’es le seul à jamais en parler. Il tourna la tête et ajouta de façon moins audible […] M’oblige pas à le dire.

 

Mais son locuteur ne put qu’émettre un simple « Hmh ? » automatique, feignant ne pas saisir à défaut de savoir quoi répondre dans l’immédiat. Livaï le transperça cette fois de ses yeux métalliques.

 

-  La putain de raison d’intégrer ce bataillon suicidaire Erwin.

 

Le Major tenta de garder une certaine contenance en répondant le plus légèrement possible afin de gagner du temps, un sourire aux lèvres :

 

-  Et t’as pas un indice ? T’étais plutôt fort à l’époque pour fouiner dans mes affaires.

 

Il faisait référence à son bureau d’officier fouillé il y a deux ans par Furlan sous la surveillance de Livaï pour trouver les documents confidentiels destinés à Daris Zackley, mais regretta aussitôt sa parole qui devait raviver la mémoire douloureuse de son camarade à ce sujet. Livaï releva légèrement le menton, le toisant avec froideur :

 

-  T’es sûr tu veux jouer à ça.. ?

 

La mâchoire d’Erwin pulsa sous la tension. Cet échange n’était pas digne de leur maturité, il acceptait mal sa propre réaction qu’il ne comprenait pas et s’agaçait davantage de savoir Livaï témoin de ce comportement. Il se racla la gorge bruyamment et enleva la couverture d’un geste brutal pour libérer son torse devenu fiévreux. Livaï observait son aîné perdre pour la première fois ses propres artifices d’ordinaire efficaces. Il le vit frotter ses mains sur son visage et expirer longuement dans celles-ci avant d’articuler, le regard toujours enfoui :

 

-  Je ne sais pas, dis m--

 

-  Ton père.

 

Livaï avait coupé Erwin sans ménagement malgré ses efforts manifestes pour reprendre le dialogue, d’un ton simple et calme afin de ne pas le brusquer gratuitement. Il conservait cependant dans son regard une pointe de défiance pour le dissuader de reculer.

 

Le soldat Ackerman tentait d’outrepasser la pudeur qui le submergeait d’ainsi atteindre l’intimité la plus vive d’Erwin Smith avec autant de familiarité et d’indiscrétion. Il ne se sentait pas particulièrement légitime d’exiger de la sorte les confidences personnelles d’un homme de sa trempe, sans pincettes ni subtilité ; en plus d’être à l’opposé de sa personnalité qui préfère davantage se tenir loin de toutes effusions émotionnelles. Il y avait la possibilité significative que le Major ne ferme à tout jamais les portes de ses états-d ’âmes, quitte à congédier définitivement de son corps armé le meilleur des éléments.

 

Mais Livaï soutenait sa position, inébranlable : si Erwin lui avait demandé du temps, c’est qu’il était dans ses plans de lui en parler un jour. Qu’importe la proximité nouvelle qu’il fallait traverser pour y parvenir. Bien que cela lui coûte de s’investir socialement avec quelqu’un depuis la mort de ses amis, il savait qu’il en était de même pour Erwin et qu’aucun d’entre eux n’appréciait d’avance cette nécessité.

 

Enfin, ce pressentiment qui ne le quittait plus se confirmait : tout dans l’attitude d’Erwin laissait penser que le moment opportun se présentait et sans doute avait-il planifié cette discussion pour ce soir en le faisant appeler. C’était sans compter les derniers mécanismes défensifs qu’Erwin n’avait pu réprimer : c’est pourquoi Livaï tenait bon et ne ferait pas marche arrière.

 

C’est là que le moment charnière opéra entre les deux hommes.

 

Erwin écarta ses mains et dévoila un visage muré d’indifférence et d’absence. Son regard vide atteignit Livaï et il redressa son torse de toute sa hauteur, comme un automate. Le plus jeune restait immobile, les doigts légèrement crispées sur les accoudoirs et la mâchoire contractée, conscient que les prochaines secondes seraient décisives. Toute leur amitié ou début de complicité s’était partiellement envolés et il semblait que le jour de leur rencontre était hier. Les rancunes et la distance refirent brutalement surface en balayant sans merci les vingt-quatre derniers mois passés ensembles. La silhouette impassible et glaciale du Major renvoyait l’ancien criminel à son passé et ses origines, bien différentes des siennes. La situation sembla soudainement grotesque, leurs personnages n’ayant rien à faire dans la même pièce ni le même environnement. Le croisement de leurs routes apparaissait comme l’erreur la plus grossière jamais commise, comme un sarcasme du destin qu’ils s’étaient tous deux évertués à oublier.

 

Livaï contemplait cet homme d’une carrure imposante, la blondeur froide et nitescente de ses cheveux clairsemés, son torse parfaitement dessiné mais couvert de multiples traces laissées par sept années de service et les multiples veines qui ressortaient de son cou, ses avant-bras et ses mains abimées. Une aura puissante se dégageait d’Erwin Smith que sa récente proximité avec lui avait fadie, à tord.

 

L’ex-bandit eut le sentiment inconfortable de découvrir cet individu énigmatique pour la toute première fois. Ce même individu qui n’avait pas ciller une seule fois sous la lame aiguisé de Livaï pressée contre sa gorge ; celui là seul qui, parmi tous, ne craignait pas la mort. Ce jour fatidique du 17 juillet 844, une obsession dévorante voilait ses yeux déterminés et avait submergé Livaï d’un respect profond et d’un désir de compréhension : sans qu’il ne puisse se l’expliquer, une énergie sans précédent et attractive émanant de ce soldat atypique l’avait transporté.

 

Les secondes actuelles semblaient s’étirer à l’infini.

 

Finalement, très lentement, les épaules d’Erwin s’affaissèrent. Il ébouriffa négligemment ses cheveux, la tête penchée sur le côté et un sourire inattendu se dessina sur ses lèvres. Le sourire le plus sincère que Livaï ne lui eut jamais vu, empli à la fois de tristesse, de douceur et d’amertume. Ses traits masculins et émaciés s’étaient adoucis, et son tempo semblait avoir changé dans sa façon de se mouvoir.  Puis il croisa à nouveau son regard, cette fois bien vivant, teinté d’une inhabituelle bienveillance et vulnérabilité. Le plus surprenant pour Livaï fût d’observer le nerf épais de sa jugulaire enfin ralentir la cadence, chose qui, pour ceux qui côtoyaient Erwin Smith de près, n’arrivait jamais quelque soit les circonstances. C’était un des premiers détails qu’il avait notifié chez lui lors des soirées en cuisine passées en compagnie d’Hanji et Mike et qui se devait pourtant d’être des moments de relaxation et de lâcher-prise. Il prit alors pleinement conscience que le Major, lui aussi, payait le prix physiologique d’une telle rigueur et intransigeance à l’égard de ses émotions.

 

Leur regard dura plusieurs secondes durant lesquelles beaucoup d’informations passèrent avec une fluidité déconcertante : Erwin lâchait enfin les armes. La ligne était franchie.

 

Livaï l’observait toujours avec concentration, anticipant la suite. L’aîné rompit alors l’échange visuel et se pencha sur la table basse pour attraper une clope, qu’il alluma rapidement avant de tirer une grande bouffée de tabac et d’expulser un large panache de fumée entre eux. Ses iris claires pourfendaient les particules en suspension pour atteindre celles de son locuteur puis il s’ébroua pour chasser ses dernières pensées interférentes.

 

Lorsque le nuage se dissipa, il s’avança au bord du sofa grinçant et posa ses larges paumes sur ses genoux en se donnant une petite inspiration avant de soupirer :

 

-  Ok.

 

Livaï se détendit et s’enfonça davantage dans son siège pour écouter son récit, les substances de la Sérafinia commençant à faire leurs effets. Erwin quant à lui préféra surplomber la table basse de son torse, trouvant la concentration en parcourant du regard les divers objets rencontrés.

 

-  J’avoue que tu n’as pas ménagé tes efforts depuis cette nuit sur le toit. Mais tu as pu t’apercevoir que si la majorité du bataillon craint les représailles du grand Livaï Ackerman… sur cette question, les anciens de ma brigade me redoute encore plus. Les interroger ou menacer n’aurait jamais suffit.

 

Le plus jeune acquiesça lentement, le laissant poursuivre. Il était évident qu’aucune des anciennes relations du Major n’auraient caché à ce dernier les tentatives de Livaï d'enquêter. La réaction apeurée de certains avaient renforcés ses doutes à leur paroxysme.

 

-  Mais parvenir à retrouver Villius jusqu’au centre d’internement psychiatrique de Stohess il y a trois semaines…là tu as fait fort. J’avais clairement sous-estimé ton réseau souterrain. […] La pression exercée n’était pas subtile mais voir une détermination pareille… tu ne m’as pas rendu la chose plus abordable.

 

Un long silence s’ensuivit, uniquement perturbé par le bruit sourd d’une bûche cédant dans les flammes. Erwin frotta ses cervicales énergiquement et se laissa retomber dans l’assise profonde du sofa avec lenteur avant de reprendre :

 

-  Tu as juste. Mon père. […] Il était enseignant dans mon école primaire et l’histoire Eldienne transmise aux enfants dans les livres ne correspondait pas aux enseignements qui m’étaient fait à la maison. Mes questions divergentes perturbaient mon père qui décida de me partager son savoir, une fois rentrés de la classe. Les jours suivants, j’exposais ses théories à mes camarades qui le répétèrent à leur tour à leurs parents.

 

Le regard d’Erwin se fit plus sombre et sa voix plus rauque :

 

- […] Moins d’une semaine après ses confidences, on retrouva son corps. Un accident selon les enquêteurs, à plusieurs dizaines de kilomètres de notre domicile. Rien ne concordait et mon grand-père me fit jurer de garder le silence.

 

Livaï inclinait lui aussi le visage en fixant ses pieds, attentif et tendu. La notion de « théories » lui brûlait les lèvres mais il contenait son impatience.

 

-  Ma famille ainsi que quelques érudits partageaient leur découverte au sein d’un groupe très secret et minutieux. Plusieurs d’entre eux avaient collectés dans leur cave une centaine d’ouvrages, d’instruments, de matériaux ou de connaissances issues d’un autre âge. Le début de notre civilisation entre ces murs ne correspondait pas à l’ancienneté de ces éléments ni à notre écosystème actuel. Le pin, le violon… je pourrais te citer nombre d’autres applications quotidienne dans notre cité dont les origines sont introuvables au sein de l’histoire officielle.

 

Livaï allongea son regard vers Erwin, perturbé :

 

-  T’insinues que..

 

-  Je n’insinues rien. […] C’est factuel. Il a été assassiné. Le groupe dont je te parle a été dissous car la majorité de ses membres ont subit le même sort après la saisie de notre domicile. Aucune couverture médiatique, aucuns témoins.

 

-  Alors les anciens membres de ta brigade…

 

-  Oui. Le visage d’Erwin se durcit brutalement. J’ai fait la connerie lors de ma première année dans l’armée d’expliquer ma motivation réelle à mes camarades. Villius n’aura jamais craché le morceau, ils n’auront jamais su qui était l’initiateur de telles rumeurs dans le bataillon […] mais ça lui aura coûté la liberté. Tu sais maintenant pourquoi il était vain de tenter d’obtenir des infos de leurs parts.

 

Il fixa son interlocuteur droit dans les yeux, épuisé.

 

-  C’est la chasse aux sorcières Livaï. Une putain de main invisible qui traque sans vergogne.

 

Erwin décida de faire une pause en allant ouvrir la fenêtre au fond de la pièce et revint, le pas lourd.

 

Mon père pensait que notre population actuelle aurait perdu la mémoire sur son passé collectif, par un moyen inconnu. Selon lui, les membres du Culte détiennent une partie de la vérité qui entoure l’humanité entre ces murs, avec la complicité du gouvernement et de la famille royale. Connaitre et répandre notre véritable Histoire était son rêve. […] Le Major entama cul-sec le fond de la bouteille d’alcool avant d’ajouter, d’une voix faible. C’est désormais le mien. 

 

Livaï changea nerveusement de position sur son siège avant de finalement venir s’asseoir près d’Erwin sur le sofa afin d’effriter son tabac habituel sur la table basse. L’homme à ses côtés ne parvenait pas à distinguer son expression cachée sous ses mèches. Seule sa nuque était visible, laissant apparaître plusieurs vaisseaux sanguins très bleuies. Son coude entrechoquait par moment celui du blond pendant qu’il roulait sa cigarette, le silence régnant à nouveau.

 

Plusieurs pensées déferlaient dans l’esprit de Livaï et les effets de la mandragore augmentait la difficulté d’analyse et de synthèse. La motivation d’Erwin Smith était désormais claire et concordait entièrement avec son attitude de loup solitaire dans le troupeau institutionnel. Cet homme était devenu un véritable outsider en intégrant le système de l’intérieur pour mieux le combattre. Rendre justice à son père et réhabiliter son rêve était devenu son obsession, peu importe les sacrifices nécessaires. Ses stratégies de développement du Bataillon d’Exploration, son désir de montée en grade, ses multiples actions parallèles… Les questions se bousculaient désormais.

 

Livaï pivota son buste perpendiculairement au sofa de sorte à parler à Erwin droit dans les yeux, une jambe replié sur l’assise et son bras étendu sur le dossier au bout duquel sa cigarette scintillait dans la pénombre. Son supérieur écarta plusieurs bouteilles sur la table et y déposa ses pieds avec fatigue, s’écroulant péniblement de tout son long dans le tissu élimé. Le visage basculant en arrière, il sentait le souffle de plus en plus audible de Livaï à sa droite.

 

-  Villius… l’arrêté de justice pour son internement…

 

-  Hmm. C’est la seule piste considérable obtenue grâce à lui en 6 ans : on sait que l’ordre vient du Capitole. « Instabilité émotionnelle post-traumatique préjudiciable à la sécurité d’autrui » statué par l’Ordre Militaire. […] On n’en sait pas plus, mais on sait que l’O.M est chapeauté par la Brigade Spéciale. Plusieurs sous-off de cette brigade ont déjà été condamnés pour corruption avec les membres du Culte et ils sont au plus proche des grandes familles aristo de Paradis.

 

-   Pourquoi le Bataillon d’exploration ?

 

-  Bien vu. Le plus censé aurait été d’infiltrer la Brigade Spéciale pour écouter aux murs du Conseil d’Etat en effet. En fait… je l’ai déjà fait.

 

Livaï l’interrogea du regard, surpris et l’incitant à développer.

 

-  Jade Petrioski. C’était la fille d’un des plus hauts dignitaires du Conseil d’Etat, qui présidait également le camp d’entrainement des nouvelles recrues à l’époque. A mes dix sept ans, un an avant mon enrôlement en 839, je me suis rapproché d’elle. Confessions sur l’oreiller, classique. J’ai prétexté une ambition royaliste et politique. Elle m’apprit que les membres de la Brigade Spéciale n’étaient plus autorisés à candidater au Conseil depuis les scandales de corruption et que plusieurs d’entre eux faisaient même l’objet d’un acharnement hiérarchique et de pressions médiatiques dès lors qu’une affiliation avec les politiques ou le Culte était suspectée. La B.S n’est donc pas le commanditaire et ne fait que recevoir les ordres. La voie était bouchée.

 

-   Et le Culte.. ?  

 

-  Justement. Comme tu t’en doutes, c’était mes premières cibles. J’ai tenté de les rejoindre à mes quatorze ans mais il leur fallut peu de temps avant de remonter jusqu’à mon père, j’ai été refusé sans surprise. En revanche, j’ai pu filer plusieurs membres et leurs conversations. Ils craignaient l’essor du Bataillon d’Exploration et ses expéditions. C’était plus risqué, mais seule l’étude des Titans et de l’Extérieur était la voie disponible. […] Puis ma première année confirma mes instincts.

 

Livaï se figea, le souffle court :

 

-  Attends… Villius et les autres, t’avait pas dit que c’était une connerie de répandre la rum— [...]

Tu l’as fait exprès… ?

 

Erwin tourna cette fois pleinement le visage vers Livaï, se redressa pour attraper la cigarette de ce dernier d’entre ses lèvres puis tira plusieurs bouffées avant de la lui remettre entre ses doigts. Le soldat brun, trop concentré et exigeant une réponse, ignora cette familiarité.

 

-  La connerie a été d’impliquer la responsabilité de mes camarades. Pas de faire courir le bruit. […] Lancer la ligne et voir quel poisson y mord.

 

-  Tes collègues… des appâts.

 

Livaï avait murmuré du bout des lèvres, le regard voilé. Il se rassit en position normale face à la table basse et courba le dos. Erwin resta étendu à ses côtés, les yeux nichés au plafond et répondit :

 

-  C’est pourquoi j’avais des difficultés à t’en parler. Je préfère être clair sur la personne que je suis. Ce qui a flingué la vie de Villius, ce n’est pas ma stratégie mais l’organisation derrière cette mascarade à grande échelle. J’ai appris très vite à ne pas culpabiliser pour avancer. […] Quelqu’un doit le faire.

 

Le cadet serra les dents, peinant à se contenir.

 

-   Si je suis ton raisonnement… ton père lui aussi n’est qu’un dégât collaté—

 

-   LA FERME !

 

La voix d’Erwin rugit dans la pièce, d’une tonalité que Livaï ne lui connaissait pas. Il n’avait pu laisser ce dernier finir sa sentence, logique et insupportable. Ses mains se mirent à trembler en serrant le flacon de rhum vide et il jeta ce dernier violemment contre le mur les interposant. Livaï le mettait face à sa contradiction et lui fit penser à Mike dont leur différent avait débuté de cette manière sur le sujet il y a 5 ans. Il jura intérieurement de ne pas s’être contenu : il savait que son cadet l’avait provoqué spontanément par colère et amertume de découvrir jusqu’à quelle extrémité il était prêt à se rendre pour renverser ce complot. Mais en réagissant de la sorte, Erwin trahissait son énorme complexe de culpabilité concernant le meurtre de son père pour lequel il se sentait entièrement responsable. Il faisait exception sur cette loi implacable qu’il s’était fixée comme ligne conductrice : un manque de cohérence qu’il n’assumait pas.

 

En voyant l’état affaibli et déstabilisé d’Erwin, Livaï comprit rapidement et abandonna tout jugement hâtif. Il avait pincé sans le savoir la corde la plus sensible du Major et avait reconnu ici la voix d’un jeune garçon qui ne s’accorderait jamais le pardon et la félicité. Le fardeau intime de son collègue se matérialisa pour la première fois. Il était évident que le père d’Erwin fût la victime anonyme d’un conflit qui le dépassait et que les seuls coupables étaient les meurtriers et non un enfant en élémentaire ; mais ce constat était devenu pour son fils insoutenable à entendre. Les morceaux du puzzle de la psychologie de son supérieur se réunissaient peu à peu, Livaï imaginant aisément les conséquences morales d’une telle injustice.

 

A dire vrai, un début d’empathie prenait place dans l’esprit du plus jeune : cette ténacité indéfectible et son intelligence accrue au service d’une blessure enfantine rendait Erwin plus humain que nombre de leurs camarades. C’était un « éprouvé », comme Livaï en eut souvent croisé dans la ville souterraine. Il comprenait enfin d’où provenait cet éclat particulier dans le regard de ce soldat unique en son genre, qui jurait parmi ceux, plus ternes et ordinaires, des autres recrues.

 

D’autres points restaient cependant à aborder. Livaï attrapa une autre bouteille de rhum qui jonchait le sol et saisit le poignet droit d’Erwin pour immobiliser le verre que ce dernier tenait, stoppant au passage son tremblement : il y déversa silencieusement la liqueur puis resserra manifestement sa main sur l’avant-bras de son aîné à deux reprises avant de se lever. Ce geste simple signifiait à Erwin « C’est bon. On écrase. ».

 

Avant que la silhouette de Livaï ne se détourne vers la cheminée, ils échangèrent un dernier regard dans lequel une compréhension douce se diffusait. Erwin, abattu, fixait à nouveau ses paumes qui roulaient mélancoliquement le verre en leur creux.

 

Il entendit alors son camarade traîner un fauteuil près du feu, plus loin du sofa et de la table basse. Tourné de trois quart, Livaï s’y était laissé choir en diagonale, une jambe suspendue depuis l’accoudoir et son dos reposant sur l’autre. La pudeur revenait : il laissait à Erwin une certaine distance pour rassembler ses esprits, mal à l’aise de le découvrir émotionnellement perturbé. L’un comme l’autre, aucun n’était doué pour consolé ou être réconforté ; ils laissaient ce rôle à d’autres. Le plus âgé apprécia sincèrement la maturité de son camarade et observa de longues minutes l’ombre de ce dernier se découper sur le grand tapis abîmé qui les séparait. Le bruissement des arbres juxtaposant la fenêtre encore ouverte berçait cette accalmie provisoire.

 

Livaï se tenait le menton d’une main, le visage réchauffé par les braises, songeur. Erwin n’avait pas eu tord dans ses actes et la moralité n’avait plus sa place dans l’équation, il devait le reconnaître. Depuis l’assassinat des membres de ce groupe, il fallait bien commencer quelque part des années plus tard. Il n’avait fait que reproduire le procédé par lequel cette organisation criminelle s’était manifesté, puisque demeurait là son seul indice. Remuer de nouveau ces allégations gênantes et observer d’où proviendrait la riposte. Logique et implacable. […] Si complot il y avait, seul un homme doté de ces deux caractéristiques pouvait en effet agir. Et comme Erwin l’avait dit, quelqu’un devait le faire ; qu’il s’agisse de son père ou d’autres victimes, la justice devait être rétablie et cette censure meurtrière stoppée.

 

Tout à coup, le jeune Ackerman se recentra sur leur situation. Il repensa à la difficulté d’installer cette conversation entre eux et réalisa que l’inquiétude majeure d’Erwin n’était pas la confiance qu’il pouvait accorder à son subordonné puisque la fuite des informations aboutirait au pire à la mise en danger de ce dernier et, au mieux, servirait par extension à l’avancée de son enquête. Sa réticence était ailleurs et Livaï la ressentait depuis longtemps, mais y songer lui faisait mal. Cela heurtait son amour propre et sa capacité à maintenir à flot son humanité.

 

Dès le premier jour, il savait qu’Erwin Smith avait vu en lui un atout, si ce n’est un outil. Celui-ci s’était aperçu ensuite rapidement qu’il devrait tôt ou tard se montrer honnête dans ses intentions car Livaï lui avait fait comprendre qu’il ne serait jamais un soldat aveugle.

 

Il tourna furtivement la tête en direction d’Erwin et vit que celui-ci l’observait déjà fixement avec appréhension, se doutant de ses réflexions actuelles. Livaï brisa leur regard et replongea le sien dans les flammes lancinantes : sa fatigue s’accentuait mais son esprit refusait de lâcher prise. Ce long face à face entre les deux hommes s’étaient trop fait attendre.

 

Le rejet face à son égoïsme qui conduisait des centaines de recrues à la mort, de la part du meilleur soldat à même de porter son rêve. Voilà donc ce qu’Erwin craignait. Ne pas pouvoir rallier Livaï à sa cause et utiliser ses performances pour son propre dessein une fois que sa motivation individualiste serait connue. Erwin s’était sûrement rendu compte qu’en dépit de son mépris pour les institutions, Livaï attachait une importance primaire à la survie de ses camarades et à la vie humaine en général : cela ne pouvait que compliquer les choses. Le jeune brun visualisa à nouveau leurs moments passés ensembles et la sympathie apparente du blond, ce rapprochement amical qu’il pensait authentique. Il avait fallu deux années à Livaï pour canaliser son animosité et s’autoriser de nouveau à se laisser approcher. Une certaine acidité le gagnait petit à petit et une colère sourde se réveillait. Jusqu’où s’arrêtait la manipulation d’Erwin et où commençait sa sincérité ?

 

Le cadet se leva alors lentement, faisant toujours dos au Major. Debout, il croisa les mains en arrière et contemplait le feu à ses pieds. Puis dans un silence intimidant, il se retourna très lentement et s’appuya contre la poutre latérale de la cheminée, les yeux plantés dans ceux d’Erwin. Il sépara ses mains pour les ramener au devant et croisa cette fois les bras sur sa poitrine, la tête légèrement penchée en avant. Du moment où Livaï eut lancé ce regard froid et méfiant, Erwin sût précisément la question qui se préparait. Pour la poser, le brun fixa un point imaginaire tout à fait à sa gauche, concentré pour garder son sang-froid, la mâchoire serrée :

 

-  […] et moi. Ton rapprochement entre temp--

-  Non.

 

Livaï releva le visage, surpris d’une réponse aussi rapide mais restant toujours sur ses gardes. Ce n’est qu’en voyant la réaction d’Erwin à ce moment précis qu’il comprit que ce dernier s’était fait prendre à son propre jeu, que l’intérêt amical qu’il lui portait n’était pas hypocrite. Il fut tout autant déstabilisé que son locuteur ai immédiatement saisi où il voulait en venir à peine le sujet débuté, puis ressentit une gêne inattendue. Erwin avait répondu sèchement en respirant bruyamment avant de détourner à son tour à la hâte le regard, le visage très crispé et légèrement empourpré. Devant une telle démonstration gestuelle qui trahissait l’évidence, le plus jeune n’exigea pas d’autres preuves : Erwin appréciait Livaï en tant qu’être humain et pas uniquement en tant qu’outil impersonnel et insensible. Certainement le Major n’avait-il pas envisagé au départ cette possibilité au vu de sa réponse pudique et emprunte de frustration. Le ton autoritaire employé ne donnait pas la permission à son interlocuteur d’en douter.

 

C’est alors qu’Erwin se leva à son tour, pressant son flanc pour minimiser la douleur et vint s’adosser contre la bibliothèque située à la gauche du sofa. Faisant face à Livaï toujours dressé sur le mur opposé, il s’aida de sa main pour se soutenir contre le bois vernis du meuble et le regarda intensément. Sa maîtrise habituelle était revenue mais son faciès avait changé : il semblait qu’une fois franchie, la ligne personnelle d’Erwin n’opposait plus aucune résistance et que ses interactions avec le brun en seraient définitivement modifiées. Livaï le sentit clairement dans ses yeux : il était désormais naturel. Le soulagement ressenti n’était pas anodin car à présent le futur de leur relation s’annonçait moins énergivore et complexe.

 

Sans détour, Erwin enchaîna :

 

-  Livaï. […] Tu as des capacités hors du commun. J’ai besoin de toi.

Ce dernier hocha la tête, d’un air entendu.

 

-  Maintenant tu connais mes raisons. C’est un dessein égoïste, une névrose personnelle dirait Mike. Avec des conséquences irréversibles. Mais je le répète, j’ai besoin d’un allié de taille dans cette lutte clandestine. […] Alors dis moi. La vérité t’écœures .. ?

 

-  Non. Livaï le regardait avec un calme nouveau. Ton but est perso et la mort des soldats plongés dans l’ignorance de leur sacrifice est regrettable. […] J’ai grandi dans la crasse, méprisé par la haute ; Furlan et Isabel ont succombés pour avoir seulement souhaité un passeport vers l’air libre.

 

A leur évocation, Erwin eut un frisson le long de son échine. Livaï n’exprimait jamais leur souvenir. Sa voix détachée marquait le passage d’un deuil profond, douloureux et mature qu’il avait du s’efforcer de faire durant ces deux ans. Une douceur très légère avait accompagné leurs prénoms, laissant penser que le jeune Ackerman avait réglé ses comptes avec la Vie et la Mort à leurs sujets pour les laisser reposer en paix. Néanmoins une haine irascible se dégageait du reste de son propos. Il poursuivit :

 

-  Si ces Murs qui nous séparent de ces monstres sont bâtis sur un mensonge, alors la raison de leur décès également. Erwin, on a tous une raison de connaître la vérité et de venger nos morts. Ton rêve est égoïste on est d’accord…mais il entraîne aussi l’humanité au devant de ses droits les plus évidents dont la justice fait parti. Quelque soit ton let-motiv, si la finalité profite à tous…je ne trouve pas ça condamnable.

 

Erwin ressentit un poids quitter ses entrailles. Du cercle restreint des personnes au courant, Livaï venait d’être le premier à légitimer ses actions sous cet angle. Le but n’était pas de lui ôter toute culpabilité, l’ancien bandit n’ayant fait qu’énoncer son point de vue avec objectivité mais entendre cette analyse apaisa ses remords les plus anciens et âcres. C’était aussi la première fois que l’homme lui partageait son opinion de façon aussi claire et développée, passant d’ordinaire sous silence son avis sur les choses.

 

De même qu’à travers ces questions pertinentes posées tantôt, Livaï se montrait sous un jour qu’Erwin ne lui connaissait pas directement : celui d’un être inquisiteur qui s’interrogeait en réalité beaucoup sur les manœuvres politiques et sociales de Mitras en dépit de son mutisme automatique en société. Seuls les ressources employées dans l’ombre pour pister le passé d’Erwin avaient démontré à ce dernier sa capacité fine d’investigation.

 

Livaï interrompit le fil de ses pensées :

 

-  Erwin. Il remonta un peu plus ses bras croisés sur son torse et releva le menton pour dévisager son locuteur.  Je marche.

 

-   … T’acceptes de m’aider ?

 

-   Oui.

 

-   Livaï… ce n’est pas uniquement de tes compétences au combat dont j’aurai besoin.

 

-   Je sais.

 

Le brun fit volte-face en posant un genou à terre face au foyer incandescent, le réalimentant d’une bûche. Il poursuivit tandis qu’Erwin, rendu confus par l’alcool et la douleur, repartit s’asseoir dans le sofa.

 

-  Je sais aussi que tu penses que j’ai oublié de poser une question. Qui a balancé Villius ? Tu te demandes aussi comment je sais qu’il y a un traitre chez les anciens. Tu es au courant que je suis rentré en contact avec lui alors que le courrier est interdit au centre. Sachant que tu ne peux ni en parler à d’autres, ni l’approcher sans éveiller les soupçons, j’en ai conclu qu’il t’a lui-même renseigné par un moyen de communication clandestin. C’était il y a trois semaines, vos missives sont donc régulières. S’il avait divulgué les infos il y a six ans puis avait été mis au placard malgré sa collaboration, il y a longtemps qu’il aurait utilisé vos courriers pour te compromettre et se blanchir. Il est donc de ton côté et s’est fait balancé par un autre. Je suppose qu’il garde l’espoir que tu le sortes d’ici une fois justice faite, auquel cas te dénoncer maintenant n’aurait aucun intérêt : il se doute que le camp opposé le supprimerait ensuite pour étouffer définitivement l’affaire. Et ce traître, je pense que tu l’as maintenant trouvé mais tu ne peux pas te mouiller. Ton profil doit rester clean pour tes ambitions politiques et filer le réseau. […] Donc c’est d’accord Erwin.

 

Le Major, désabusé et sans voix, vit Livaï pivoter lentement dans sa direction. Le genou toujours ancré au sol, il le regarda avec sérieux et termina d’un ton placide :

 

-  Je serais ton meurtrier.

 

A ces mots, la mâchoire d’Erwin se contracta durement. Livaï poursuivit :

 

-  Je sais aussi torturer. Ils recherchent un mec qui agit dans l’ombre mais progresse à la surface, à la vue de tous ; ils devront en trouver un deuxième qui nage en eaux profondes. Ils emploient des assassins pour faire le taff ; tu en auras aussi un.

 

-   […] Et pas n’importe lequel il semblerait.

 

-  Je vais recruter certains de mes anciens gars. Ils pourront te filer si tu es suivi et me prévenir.

 

-   Livaï t’es sûr de toi ..?

 

-  Pose plus cette question. Si je marche à tes côtés, épargne nous le blabla sensible. Tu sais qu’on fonctionne pareil donc oublie les manières, ça va me gonfler. Economise toi pour les autres.

 

Erwin sourit enfin à nouveau, épuisé et peinant à croire à la réalité de leurs échanges. Les conséquences seraient nombreuses désormais, il pourra songer à une offensive dès les prochains jours. La chute du Mur était le moment où jamais d’agir ; cette nuit aura donc été fructueuse. Il laissa son visage reposer dans sa main droite et murmura à l’attention de Livaï :

 

-  Tu es vraiment intelligent.

 

C’était un compliment sincère auquel l’intéressé resta indifférent, comme à son habitude. Il jeta une œillade lasse à Erwin, sans répliquer. Livaï se sentait devenir fiévreux depuis un moment du fait de la drogue et du tabac mélangés, le tournis le gagnant maintenant que la pression mentale était redescendue.

 

S’ajoutait à cela le relâchement que lui permettait cette complicité récente avec l’homme partageant la pièce. Se relever lui était difficile mais la chaleur du feu l’incommodait de plus en plus. Finalement, il parvint à se hisser sur le fauteuil toujours accolé à la cheminée lorsqu’Erwin questionna :

 

-   Je t’ai parlé de ma famille. Je sais rien de la tienne.

 

Il semblait que le Major se laissait également gagner par les vapeurs d’alcool et expérimentait une familiarité nouvelle. Le brun resta figé et le regarda avec stupeur : il n’avait pas anticipé une telle indiscrétion de la part du plus âgé, en dépit des confidences faites hors contexte. Erwin s’immobilisa à son tour, prenant mesure de l’évolution étrange du comportement de Livaï. Il vit alors ce dernier regarder le plafond plusieurs secondes puis amorcer un rire avant de répondre :

 

-  Oh bah… disons que si t’as buté ton père, t’inquiètes j’ai buté la mienne !

 

Sa phrase n’était pas correctement formulée mais le blond, estomaqué, saisit instantanément qu’il parlait de sa mère. Le sourire désincarné qui commençait à se répandre sur le visage du plus jeune n’augurait rien de bon et Erwin se redressa immédiatement sur le sofa, comprenant que la drogue agissait brutalement sans prévenir. Anxieux, il observa Livaï poursuivre :

 

- Puis mon père si tu veux savoir, tu peux toujours mener ton enquête. Tu m’lâchera son blase à l’occasion, que j’m’occupe de lui ! Ouais parce que tu vois (  Il leva lentement son bras droit avec théâtralité ) … ben j’suis un fils de pute en fait ! Mais vraiment hein, un vrai fils de pute ! aha

 

Impuissant et horrifié, Erwin croisait le regard de son cadet devenu trouble et agité. Entendre ce terrible rire grave talonna sa poitrine de douleur, ignorant totalement comment réagir. Il commença à se lever, prêt à courir dans sa direction lorsqu’il stoppa net : Livaï venait de tomber à genoux de son siège et plaquait désormais sa main tremblante contre sa bouche, suffocant et atterré. Il semblait réaliser subitement les propos qu’il venait de tenir, profondément choqué.

 

La sensation de manquer d’oxygène s’intensifiait et Livaï intégrait péniblement les dernières secondes écoulées : il ne s’attendait pas à héberger de telles horreurs dans son inconscient. De son existence, jamais encore il n’avait parlé de sa famille. Furlan, qui habitait son quartier, était au courant depuis longtemps et s’était chargé de satisfaire la curiosité d’Isabel pour lui éviter cette peine. Il semblait qu’une porte dérobée et jamais ouverte venait d’un seul coup de violemment céder et qu’il n’avait pu refréner son contenu faute d’avoir jamais appris à se dévoiler. A nouveau, une salve de nausées l’emporta et empoignant l’accoudoir pour essayer de se relever, il s’entendit hurler d’une voix rauque et écorchée :

 

-  Je l’ai crevé en à peine 4 ans, et toi ?! Tueur né, j’te fume ! Suffisait d’avorter comme les autres mais non, fallait garder le grand Ackerman et clamser de faim, juste pour sa belle gueule ! Dur de tapiner quand on est un sac d’os ! Tu la connais cette odeur toi ? Du corps en décomposition d’ta mère depuis 15 jours ? TU LA CONNAIS ?! MA FAMILLE QU’IL DEMANDE ! Sa voix se brisa d’un coup, répétant dans un souffle glaçant : Ma famille…

 

Livaï était parvenu à se redresser et agrippa le rebord de la cheminée contre lequel il donna sans prévenir un impressionnant coup de poing. Un ancien vase de céramique vert pâle qui s’y trouvait explosa entre ses doigts et les débris se répandirent à ses pieds. Il entendit Erwin bondir du canapé et approcher dans son dos : grognant et menaçant, il le regarda par-dessus son épaule et lui défendit de le rejoindre en brandissant sa main ensanglantée, paume ouverte, entre eux.

 

Tremblant, il s’aida à nouveau de ses deux mains pour se soutenir contre la poutre, faisant dos de nouveau à Erwin. Ce dernier voyait les veines de ses bras courir sur sa peau, et ses muscles palpiter avec frénésie dans cet effort désespéré de tenir debout. Tétanisé et regrettant amèrement sa propre alcoolémie, le blond comprit cependant que Livaï essayait de rejoindre le petit lavabo à l’entrée du bureau. Quelques mètres l’en séparait, que ce dernier franchit tant bien que mal en titubant et se tenant la gorge.

 

Arrivé à sa hauteur, ses bras encerclèrent la vasque et son visage bascula en avant. Il tenta de retrouver son souffle durant plusieurs secondes avant de plonger un doigt au fond de sa bouche et d’empoigner violemment sa trachée. Erwin retenait de justesse sa panique, son cadet semblant savoir ce qu’il faisait.

 

Instantanément, Livaï éructa et cracha une flaque de sang dans l’évier, son corps toujours tremblant et tendu. Sitôt fait, il s’effondra sur ses genoux, une main tenant toujours le rebord pour ne pas s’écrouler. Cette fois, en dépit des protestations de Livaï, le Major le rejoignit et s’agenouilla à ses côtés, une main sur l’épaule et la seconde sur son front brûlant. Il analysa ensuite rapidement le sang qui s’écoulait dans la canalisation et aperçut un liquide violet s’en échapper. La main de Livaï agrippa alors sa cuisse et il l’entendit s’efforcer d’articuler :

 

-  C’est bon. Une fois qu’on vomit, c’est bon Erwin. […] C’est le chanvre et la clope. Désolé.

 

Son regard était toujours trouble mais son visage perdait peu à peu sa teinte livide. Palpant à tâtons son torse, le brun jura en sentant sous ses doigts le sang maculer le haut de sa chemise qu’il déboutonna ensuite avec difficulté pour écarter ses pans. Erwin l’examina du regard, encore inquiet, mais se calma lui aussi à mesure que Livaï retrouvait ses esprits. Néanmoins, il ouvrit le placard juxtaposant l’évier et en sorti une boite de gâteaux secs qu’il posa sur la table puis épaula l’ancien bandit jusqu’à un fauteuil proche du sofa. Le sentant frissonner en le soutenant, il lui déposa ensuite sur les épaules la couverture qu’il reçu tantôt. Il utilisa sa propre chemise déjà inutilisable pour épancher le sang de la main entaillée de Livaï et banda cette dernière rapidement. Son camarade était encore trop faible pour le repousser ou mépriser ses attentions mais son air renfrogné et contrarié n’en pensait pas moins.

 

Erwin s’effondra à son tour dans le canapé et tous deux restèrent silencieux un long moment devant le feu crépitant, le taux alcoolémie et des diverses substances diminuant au fur et à mesure.

 

Ils leur semblait que cette nuit n’en finissait plus, malmenant leur nerfs en tous sens. Surveillant Livaï du coin de l’œil, Erwin repassa les paroles insensées de ce dernier dans sa tête. Il revit ce regard blessé, ce corps soudainement à bout de forces et cette tonalité au bord de la démence. Une vague d’informations s’étaient recoupées dans son esprit : il comprenait désormais la réaction acide du cadet envers le soldat Verbek et sa vision de la prostitution ; son rapport maniaque à l’hygiène dans les endroits confinés ; le retard de croissance et la malnutrition infantile suspectés par Hanji ; sans compter l’origine évidente de son instinct de survie écharpé, la nécessité de sa carrière illégale et sa difficulté pathologique à communiquer ses émotions ou se montrer vulnérable.

 

Erwin se sentit profondément maladroit et coupable d’avoir initié cette question. Il repensait à son désir d’en apprendre davantage sur cet homme et de recueillir des confidences inédites, par une pulsion d’ego mal placé ou de possessivité. Il s’était engagé de façon totalement inconsciente et irresponsable sur ce terrain miné. Désormais, il se jurait intérieurement avec violence de ne plus aborder le passé ou s’essayer à prendre de court son ami.

 

« Son ami ». La notion flotta quelques instants sous ses yeux. Il était si ardu de devenir un véritable proche d’Erwin Smith, seul Mike avait relevé l’exploit depuis son internement. Leur amitié avec ce dernier s’était elle aussi révélé être un vrai chemin de croix, la confiance ayant mis des années à s’installer. Pour le reste, il ne pouvait s’empêcher de visualiser les autres comme des congénères de passage ou de circonstances. Le rapport amical était à ses yeux un biais social dangereux et puéril : l’attachement était une faiblesse qu’il voulait s’éviter. Erwin aurait souhaité pouvoir collaborer avec cet homme sans que les digues personnelles ne dussent exploser mais fût également contraint de reconnaître l’impossibilité d’exiger la vie entière d’un individu et des actes aussi définitifs que le meurtre, sans s’exposer lui-même. Ils n’étaient qu’humains, et c’était bien là le drame.

 

Plongé dans ses réflexions, il sentit les yeux de Livaï braqués sur lui. Rencontrant son regard, il eût l’impression que leurs pensées actuelles se rejoignaient. Cependant, l’autre homme semblait davantage difficile à atteindre et peut-être nécessiterait-t ’il plus de temps que son aîné pour se sentir à l’aise. Une lutte constante avec l’idée qu’Erwin aurait du périr de son fait en 844 rugissait toujours en filigrane de ses pensées lorsque ce dernier se montrait avenant ou familier avec lui.

 

La fatigue progressant sérieusement, le Major décida de rompre cette atmosphère pesante et morose avant qu’il ne s’assoupisse pour de bon sur ce sofa de fortune. Encore étendu, il brisa le silence avant de se relever énergiquement :

 

-  C’est moi qui suis désolé.

 

Progressant dans le fond de la pièce, il dépassa le fauteuil de Livaï et poursuivit d’un ton qu’il souhaitait léger :

 

-  Donc pour me faire pardonner, je t’offre un cadeau du colonel Pixis pour le commandant Keith Shadis, ça te va ? aha

 

Il revint avec un petite boite sombre en acajou et la lui présenta en la posant sur la table basse puis reparti cette fois dans le sens inverse, à l’entrée du bureau. Il sortit une théière argentée de bonne manufacture d’une commode ainsi qu’une casserole qu’il remplit d’eau avant de la déposer sur le minuscule poêle à gaz installé récemment dans le renfoncement du mur. Devant la trentaine de boissons chaudes réclamées dans la pièce ces trois derniers jours de réunions, les intendants avaient cédés à la facilité.

 

-  Du Thé Royal au Jasmin, récolté directement depuis les jardins du Palais. Les pots-de-vin ont encore la vie longue là-haut. Je te conseille les biscuits orangés avec, le mélange est parfait.

 

Il revint avec deux tasses ébréchés et l’eau chaude, servant généreusement le brun puis sorti trois des dits-biscuits de la boite à gâteaux que ce dernier n’avait pas encore touchée pour les disposer devant lui. « Ceux là ». Ne laissant pas le temps à Livaï de réagir, il reprit sa litanie en se rendant près de la fenêtre et ouvrit une grande armoire vétuste :

 

-   Et ça… ça c’est l’avantage de reprendre le baisodrome de ce gros privilégié. Le soit disant mélomane ... qui préfère plutôt étouffer le bruit de ses prouesses.

 

Livaï tiqua et afficha un air de dégoût en relevant instinctivement ses mains du dossier de son fauteuil.

 

-  On a viré la banquette avant-hier, t’en fais pas aha

 

Erwin actionna un panneau en bois et le tira vers lui, excité : un vieux phonographe apparut. Son éclat cuivré perça l’obscurité à la faveur d’un rayonnement des flammes survivantes. Livaï voyait le dos de son camarade fouiller dans le meuble et ne put retenir un fin sourire : en dépit de leurs histoires respectives et lorsque leurs humeurs étaient apaisées, ce mec était vraiment drôle. Il ressentait un côté juvénile jamais abandonné, qui se jouait des conventions et tournait constamment en dérision son propre monde.

 

Un caractère dont seul son entourage restreint pouvait profiter... ou s’exaspérer selon les circonstances. Coexistait en lui de façon très paradoxale la candeur et jovialité d’un enfant devenu adulte trop tôt et la froideur impassible et austère d’un homme détaché de toute sensibilité apparente. S’il avait été difficile au départ pour Livaï de supporter cette tendance « chaud-froid », il se surprit désormais à lentement l’apprécier.

 

Fier, le blond revint avec l’appareil dans ses bras épais avant de retourner chercher une large pochette jaunâtre. Il poussa allègrement une bonne partie des objets trainant sur la table basse qui vinrent s’échouer lamentablement sur le tapis pour faire place neuve à sa trouvaille tandis que Livaï haussait un sourcil, toujours étonné de cette capacité naturelle de son camarade pour le désordre et le chaos. Ce dernier lui répondit brièvement en levant les yeux au ciel avant d’explorer le contenu de la pochette : son visage enjoué se déconfit alors rapidement à mesure qu’il passait en revue les disques gravés. La moue déçue et interrogée du regard par son camarade, il haussa finalement les épaules avec un petit sourire d’excuse et s’exécuta tout de même. Il saisit l’un d’entre eux et positionna le diaphragme du phonographe avant d’actionner ce dernier. Un premier son tonitruant s’en dégagea puis le morceau emplit finalement la pièce. Livaï ne put alors se retenir de rire.

 

-  En effet. Fort à propos Major.

 

- Je pensais qu’il avait d’autres styles de musique. […] Ça devait pas être triste pour ses partenaires.

 

Les écussons dorés officiels de la Bibliothèque Centrale brillaient sur tous les écrins cartonnés des disques et un chœur militaire s’époumonait « Au roi, la longue vie ! Au roi, au roi ! Est dédié ma vie ! Aux Fritz les honneurs, aux Murs nos pieuses et loyales prières, alors sous les bannières notre courage rugit ! Peuple d’Isomère et d’-- »

 

Pour pallier à cette ridicule propagande monarchique qui s’invitait entre ces murs, Livaï sembla hésiter puis décida lui aussi de lâcher prise en soupirant doucement. Cette nuit ne ressemblant à aucune autre et de nombreuses barrières étant déjà franchies, il n’était plus à ça près. De plus, oublier la dernière demi-heure passée et son dérapage précédent était le bienvenu. Il proposa à Erwin, un sourire en coin :

 

-  […] J’en connais une autre version si tu préfères.

 

Interloqué et amusé, Erwin l’encouragea du regard. Le brun attendit le refrain puis de sa main valide, il frappa du poing le dos de la casserole désormais vide, soutenant un contre rythme sur la musique. Les trois premières mesures battues, il respira profondément et entonna d’une voix claire et joyeuse :

 

« A moi la grande vie ! A moi, a moi, que le destin maudit ! Le Fritz cette horreur,

ses Murs jamais t’en vois la pierre, alors au bout d’une pique la tête du roi je prie ! »

 

Ahuri, le Major reconnut cette chanson paillarde très populaire des bas-fonds puis, sans attendre, accompagna l’ancien bandit d’une voix forte et rieuse :

 

« A nous les grands chemins ! A nous, à nous les plus belles putains ! Que moussent les pichets car un matin ! Chien mal éduqué, sur tes murs, ô sois en sûr, pissera le peuple souterrain ! »

 

Livaï écarquilla d’abord légèrement les yeux de surprise, n’imaginant pas Erwin connaitre les paroles. Puis il redoubla d’entrain lorsque ce dernier poussa l’appareil pour frapper de ses deux mains la table basse en rythme : le chant militaire peinait désormais à se faire entendre à travers leur raffut.

 

«  À eux l’or et les paris ! A eux la Cité Paradis !

Sous-race abandonnée et enfants du vice, oubliez l’armistice !

Craignez moins vos mangeurs d’hommes que le nouveau peuple souverain ! »

 

Intensifiant leurs coups comme des brutes épaisses, ils hurlèrent de concert la dernière parole avant de brandir tous deux le poing gauche en l’air, hilares : « O roi, O roi ! A la Vendetta, est dédiée ma vie ! »

 

Leurs bras retombèrent mollement le long de leur torse et Erwin leur resservi un dernier verre de rhum distillé tandis que Livaï étouffa ses derniers rires en abritant son visage dans sa main blessée. Ses dents immaculées apparaissaient sur le coin de sa bouche et Erwin remarqua ses canines, assez pointues. Son torse musclé, sec et écorché contrastait avec la blancheur de sa chemise ; des mèches brunes fines retombaient sur ses yeux clos et son air rieur dévoilait un faciès doux et sensible qui jurait entièrement avec son expression habituelle.

 

Le Major n’en revenait pas d’ainsi découvrir ces facettes rares de Livaï que seuls ses compagnons de misère avaient du connaitre : celles d’un homme simple, chaleureux, bienveillant et taquin. Le brun était en réalité un excellent camarade de beuverie et de vestiaire que l’institution militaire avait freiné dans son rapport avec les individus extérieurs aux souterrains. Une tendance finalement assez chauvine qu’Erwin n’avait pas soupçonné chez lui et qu’il avait confondu à tord avec un complexe d’infériorité sociale, le rendant encore un peu plus attachant.

 

L’observant d’un regard nouveau, le blond prenait davantage conscience de l’écart culturel qui les séparait et rendait leur relation si impromptue, si singulière. Si riche. Sans doute Livaï avait-il fini par réaliser que son supérieur était issu d’un milieu différent du sien mais que son désir de connaitre son univers était entier. Son mépris naturel pour les « gens de la surface » issu de son éducation de la rue  était néanmoins compréhensible compte tenu de la répartition géographique exceptionnelle de Paradis : les bas-fonds regroupaient la population la plus démunie et malade de la Cité tout en reposant paradoxalement sous Mitras, la ville la plus riche et mondaine du territoire. Une région clivée à l’extrême donc, contrairement au restant des terres, principalement de culture paysanne ou industrielle. Ainsi, un enfant du sous-terrain qui réussissait à tromper les gardes quelques heures découvrait en premier lieu des citoyens privilégiés et hautains sans imaginer une échelle sociale moins hétérogène au sein de son espèce.

 

-   Encore un verre, après le thé ? Sérieux, t’as pas assez chaud ?

 

Erwin sourit en fermant les yeux tandis que Livaï attrapait malgré tout le verre qu’il lui tendait.

 

-  C’est pas un verre de plus. […] C’est le dernier d’une ancienne ère.

 

Livaï commenta brièvement le ton officiel de son aîné d’un air narquois « Messieurs, dames... », laissant tout de même ce dernier poursuivre :

 

-  Et si tu ne l’avais pas déjà remarqué, mes rhums sont également tous parfumés au jasmin. On conserve donc la fragrance pour ton petit palais délicat.

 

En réponse, le brun trinqua contre le verre de son camarade avec force, projetant volontairement la moitié de l’alcool sur les genoux de ce dernier. Ils échangèrent un dernier regard avant d’avaler d’une traite la dernière liqueur de cette nuit unique en son genre. Le bruit sourd de leurs verres vides percutant le vernis de la table résonna entre les tapisseries de l’office et les braises rubescentes rendirent leur dernier souffle. Les yeux acier de l’un convergeait intensément dans les prunelles azuréennes de l’autre et les deux hommes signaient silencieusement le début de leur collaboration, laissant la pénombre désormais totale avoir raison de leurs dernières forces.

 

 

La nuit du 2 septembre 846, le Caporal Livaï Ackerman et le Major Erwin Smith avaient pactisé.

 

 

 

Sans qu’ils en aient alors conscience, un duo historique venait de naître.

Le plus redoutable que comptera l’Armée humaine d’Eldia.

 

 

 

.

 

 

 

Épilogue 

 

 

 

 

-  NON MAIS VOUS VOUS FOUTEZ DE MOI ?!!

 

Quelques heures plus tard, alors que l’aube perçait timidement les voiles satinées des fenêtres, c’est une Hanji s’époumonant qui les réveilla brutalement.

 

-  VOUS VOUS ETES BATTUS ???!! VOUS CROYEZ C’EST LE MOMENT ??

 

-  Noooooooooooooooon …

-  Ta gueule.

 

Les voix encore endormies et rocailleuses des deux hommes interrogés s’élevèrent en même temps d’entre les coussins élimés et le visage de Livaï apparut le premier, comme revenu d’entre les morts.

 

La jeune femme était embusquée au milieu de la pièce et observait les deux soldats, tiraillée entre la colère, la panique et la surprise tandis que deux jeunes intendants se tenaient derrière elle, désirant se faire les plus discrets possibles.

 

Hanji avait été tirée du lit avec détresse par Marianne, la plus jeune des deux, chargée de préparer le Bureau pour la réunion de 8h avec les états-généraux et l’administration de Mitras. Pénétrant dans la pièce et reconnaissant les célèbres silhouettes, cette dernière songea avec effroi à un assassinat puis, faute de savoir qui prévenir en premier, s’en alla tambouriner avec hystérie à l’infirmerie centrale.

 

Entendant les cris, Mike ne tarda pas à rejoindre l’encadrement de la porte, hurlant alors le prénom de son ami sitôt qu'il le vit étendu et blessé. Sans que quiconque n’eut le temps de dire un mot supplémentaire, il bouscula les jeunes gens et poussa sans ménagement Hanji du passage pour saisir Livaï par le col de sa chemise ensanglantée, prêt à le frapper. Seul le « STOP ! » autoritaire et puissant d’Erwin permit enfin d’immobiliser la scène.

 

Le sol était jonché de flacons vides, de documents froissés et tâchés, de cendres, d’alcool, de morceaux de verre brisé, de céramique en miettes ; sur lequel un phonographe gisait à la renverse tandis que des traces de sang reliaient l’évier à la cheminée. Une vingtaine de gâteaux émiettés et expulsé de leur boite s’amoncelaient sur la table basse du petit salon sur laquelle reposait l’épaisse rangers noire et montante de Livaï. Seule exception au chaos ambiant, une petite boite sombre bien scellée dans son écrin et mise à l’abri sous le fauteuil de ce dernier.

 

Sa tête endolorie reposait sur le dossier soutenue par un petit coussin pelucheux, son autre jambe pendant négligemment dans le vide depuis l’accoudoir tandis que sur son pantalon couvert de suie reposait une main prisonnière d’un enchevêtrement hasardeux de bandes cicatrisantes imbibées de tâches brunes. Sa chemise ouverte en deux, également couverte d’hémoglobine, flottait allègrement entre les barreaux du fauteuil et son torse nu. Sa gorge avait des marques bleuâtres et son autre bras accoudé au dossier tenait à son extrémité la chemise reconnaissable et ensanglantée d’Erwin.

 

Ce dernier était étendu sur le sofa, son visage émacié butant contre l’accoudoir de son voisin et surplombé d’un oreiller camel dont dépassait de ternes épis blonds. Une jambe projetée entre le large dossier du canapé et le mur, la seconde s’enfonçait dans l’assise en tissu percluse de trous par une cigarette à demi-consommée tandis que le haut de son corps dénudé était lézardé d’un large bandage traversant son flanc violacé.

 

Les deux hommes ouvrirent péniblement leurs yeux qui survolèrent le chaos environnant avec indifférence et paresse. Livaï envoya valser d’une claque le poignet de Mike lorsqu’Hanji se précipita au-dessus de lui et attrapa sa main au vol, furieuse :

 

- Quel est l’abruti qui t’as fait ça ?! Elle scruta de loin le bandage du Major. Vous avez parié une septicémie ou quoi ?! Livaï tu me suis à l’infirmerie, Erwin c’est ton tour dans une heure !

 

Mike ramassa alors les débris de la seringue utilisée par Livaï et reconnût immédiatement son coffre en bois. Il toisa Erwin, dubitatif, et celui-ci lui fit comprendre par un regard qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. Perplexe et méfiant, il réunit rapidement les drogues restantes et rangea discrètement le coffre dans son placard avant que le reste des témoins ce matin là ne le remarque. Pointant sur Livaï son regard le plus désaprobateur tandis qu’Hanji s’activait à défaire le travail d’artiste qui congestionnait la main de ce dernier, il retenait ses réserves, bras croisés. C’est alors que le soldat Ackerman, trop épuisé pour soutenir cette attitude austère, lui adressa un grand sourire hypocrite et provocateur : plissant les yeux, ses commissures remontèrent au maximum pour former un large « U » sur ce visage d’ordinaire intimidant. Sa grimace en devenait effrayante de sympathie.

 

Erwin qui buvait un verre d’eau à ce moment là recracha tout son contenu dans un rire.

 

- Bon ça suffit, vous pétez les plombs maintenant ?! Ça y est, vous l’avez enterré votre putain de hâche ??!

 

À ces mots, les deux hommes se regardèrent furtivement et camouflèrent un sourire en coin qui signifiait « La nôtre, oui. »

 

Les deux intendants commençaient tant bien que mal à nettoyer la zone mais Hanji abréga leur supplice, les informant que la réunion serait déplacée en salle commune. Livaï se leva lentement pour suivre sa collègue, la mine piteuse et la chevelure en tout sens, en s’arrêtant à la hauteur de Mike avant de franchir le seuil du Bureau. Plaquant une main forte sur son épaule, il lui glissa :

 

-  Allez, j’te rends ta petite sœur.

 

Ce dernier répondit, un sourire en coin :

 

-  La prochaine fois j’vous prête ma piaule. Y’a moins de mobilier.

 

Les deux hommes se frôlèrent, une complicité d’un autre genre naissant entre eux. En tournant les talons et avant que la porte ne se referme derrière lui, Livaï aperçut Erwin hausser les épaules avec un rire exténué pour répondre à l’interrogation silencieuse de son vieil ami.

 

Longeant les couloirs encore déserts, il accueillit les premiers rayons du soleil sur sa nuque et observa sa silhouette déambuler sur les dalles froides du Quartier Général.

 

 

 

Il avait raison. Une nouvelle ère débutait.

 

 


 

FIN DU LIVRE I